Ils partirent à l aube, Pierre au
volant et Suzanna a demi assoupie sur le siège du passager. Derrière, Laure et
Charles maintenaient les garcons endormis sur leurs genoux en caressant leurs
chevelures. Dégagée au loin, la route se frayant un chemin au dessus-de l océan
immobile en direction du sud était comme une échappée belle sur laquelle les
pneus glissaient sans un bruit. En cette fin juin à cette heure si matinale,
les insulaires s éveillaient à peine, et l atmosphère, irréelle, bercait les
passagers en route vers une aventure encore point partagée.
« On y sera dans deux heures tout
au plus, murmura Pierre. Tu verras, au prochain virage c est comme si on
changeait de planète.
-
Je me laisse bercer, fit Suzanna
en se penchant sur sa gauche vers lui en un sourire.
-
Première fois de ta vie que tu
quittes le rase-mottes pour prendre de la hauteur, poupée. Ca risque de te
changer.
-
Tu veux dire que je vais perdre
mes repères ?
-
Va savoir …».
Pierre ralentit à l approche d un
virage, et se tournant vers elle, lui adressa un clin d œil.
« Bienvenue en ce beau monde,
chérie !
-
Purée ! ».
Il s amusa de la voir soudain se
redresser en retenant son souffle lorsqu ils pénétrèrent dans l immense cirque.
D une seconde l autre était sortie de terre une immense montagne escarpée,
ouvrant devant eux un espace majestueusement imposant, à perte de vue.
« Ca te parle ?
-
Impressionnant !, lacha
t-elle en passant la tete par la fenetre et en scrutant les cimes.
-
La tu peux dire que tu commences à
découvrir d ou on vient.
-
On ? ».
Elle le scruta avec perplexité.
« Nous, maman !, intervint Expédit,
qui, redressé sur les genoux de Charles, posa ses deux mains sur ses yeux.
- Arrete,
chéri, maman ne voit plus rien !
- Si
maman ! Si ! Si tu vois !
- Pas si
tu laisses tes mains sur …
- Au
contraire chérie, reprit Pierre. Ecoute ton fils !
- Ecoute-le,
reprit Charles en écho.
- Oh oui
ma sœur ! », conclut Laure en se penchant vers Suzanna et en pressant les
mains d Expédit contre ses yeux avec les siennes.
Tournant légerement son regard en
direction de son épouse, Pierre la vit lentement sombrer dans un sommeil
profond, et son corps délicatement glisser vers l avant.
« Voila, reprit Expedit en frappant dans
ses mains. Maman elle va voir ! Maman elle va voir !
- Tu
veux dire quoi mon bichon ?, demanda Pierre en ralentissant.
- Ce qu
il vient de dire, ni plus ni moins frangin, répondit Charles. Quand nous serons
arrivés quelque chose aura eu lieu que nous découvrirons …
- … avec
joie !, poursuivit Laure, murmureuse.
- Vous
seriez pas en train de me changer la bourgeoise ?
- Simplement
l aider à ouvrir les yeux, frangin. Oublie pas, c est notre tour, t étais d accord
et elle aussi…
- J ai
pas changé d avis petit frère.
- Alors
conduis et tais-toi, la route est glissante et tu n as pas le plan ».
A cet instant Expédit bascula des genoux
de Charles vers ceux de Laure et, se redressant de toute sa taille et se
penchant, approcha ses lèvres de l oreille droite de son père.
« A toi Papa, a toi !
- Quoi
biquet ?
- Viens
aussi ! Viens avec nous ! Regarde : maman a fermé les yeux …
- Chéri
je conduis et …
- Comme
tonton et tata. Et Valérian aussi !
- Mais
tu vois bien que …
- T en
fais pas papa, elle est très large la route ! Très très large.
- Mais
qu est-ce que tu racontes ?
- Si tu
fermes les yeux ca va faire comme la mer qui d un coup s ouvre en deux
Papa !
- Et
nous précipiter dans le vide ! Expédit, fit Pierre en haussant le ton, rassieds-toi
s il te plait et laisse ton père …».
Mais soudain il sentit ses forces
lentement l abandonner et ses yeux se fermer.
« Je … Merde, putain mais qu est-ce qui se
passe ?, balbutia t-il en voyant soudain l horizon se couvrir de buée et
sa respiration ralentir.
- C est
tout doux hein Papa ? Pas vrai ?
- Merde,
j arrive meme plus à freiner et à …»
Mais les sons resterent bloqués au fond de
sa gorge, et il sentit le véhicule devier légèrement de sa trajectoire et se
diriger vers le versant droit, tout contre le précipice.
« Jesus Marie Joseph …, murmura t-il
effrayé en collant son dos contre le dossier de son fauteuil.
-
Hihi je suis là, ria Expédit en
lui attrapant de la main une oreille. Vole, Papa, vole ! », lui murmura t-il tandis que ce dernier
sombrait dans une nuit noire et que, soulevée de terre par une force
surnaturelle, la voiture s élevait dans les airs, avec à l intérieur ses
occupants assoupis.
Levant la tete et humant la lumiere
blanche qui les avait embrasés, l enfant par légères ondulations parvint à se
frayer un chemin vers l avant du véhicule, jusqu à se poser sur les genoux de
son père endormi et a se saisir du volant. Au devant de lui il y avait un écran
blanc, immense et tridimensionnel, sur lequel il pouvait reconnaitre passer au
ralenti, de haut et de bas ou de droite vers la gauche, des silhouettes familières.
Les scutant une à une, il sourit, s amusant de les voir flotter dans les airs
les yeux clos, en cet univers ou seul lui pouvait voir ce qui à d aucuns se
terrait.
« Mafate ! », murmura t-il en s
emparant de ses petites mains du volant, et en faisant biffurquer la route,
allant jusqu à délicatement, par petits mouvements circulaires, faire basculer
le véhicule sur lui-même, afin que sa tete soit en bas et ses roues vers le
haut – car ce qui un instant avant étaient haut et bas, en cette réalite-là n
existait plus.
« Mafate, Père, Mafate ! », souffla
t-il.
Et en une fraction de seconde la voiture
fut aspirée vers l avant, précipitée en plusieurs bonds et rebonds, fenetres
soudain ouvertes et portes brinquebalantes, passagers endormis secoués et se
cognant sans se faire mal les uns contre les autres, avant de se soulever
telles des plumes, de tourner en tous sens autour d un Expédit les sentant un à
un le froler.
« Vole, Maman, vole ! Vole, Tata,
vole !, s amusait-il tandis que le véhicule semblait lentement redescendre
et ralentissait sa course aérienne.
« Vole, Papa Vole ! Ouiiiiii,
murmurait-il sourire aux lèvres en un ravissement de chaque instant. Beau dans
ma tete : beau ! ».
Un filin sembla descendre alors de la
voute céleste, et s accrocher au véhicule
comme pour amortir sa descente sur la crete de la montagne.
Celle qu Expedit, yeux grands ouverts sur
l immensité des deux cirques, visualisait mieux que tout ce qu il avait jamais
visualisé depuis son premier souffle.
Lentement les portières s ouvrirent, et un
nuage de lait saisit un à un les occupants du véhicule, et les déposa chacun
sur un tapis de mousse, tout en haut, à la cime la plus haute des montagnes
surplombant les deux cirques, à la frontiere-meme de deux civilisations tout étrangères
l une à l autre depuis la nuit des temps.
L enfant quitta le dernier le véhicule, et
celui-ci fut aspiré dans les airs comme par magie et disparut, les laissant
tous les six seuls sur un petit talus juste assez grand pour les y accueillir
allongés les uns contre les autres.
« Maman ? Tu dors ? Tu dors
Maman ?, murmura l enfant penché contre sa mère en lui caressant de l
index le front.
- Qu
est-ce …, balbutia Suzanna, entrouvrant un œil.
- Pas
bouger maman, c est haut et si tu vas trop vite tu vas tomber et …
- Tomber ?,
cria t-elle en tachant sans succès de se redresser et découvrant à ses pieds le
vertigineux précipice.
- C est
beau hein ! Hein que c est beau, maman ! ».
Suzanna, affolée, jeta autour d elle des
coups d yeux et apercut les siens endormis.
« Mon chéri mais qu est-ce qui se
passe ? Ou sommes-nous ? fit-elle en attrapant son enfant et en le
portant contre son cœur.
- Pas
peur Maman, pas peur ! Mafate ! Mafate !, fit-il en désignant du
doigt l immense vallée sous leurs pieds entourée de hauts monts verdoyants.
- Oui c
est … Mais mon ange, pourquoi sommes-nous que toi et moi à …
- Maman,
murmura t-il en se serrant contre elle avec ses petits bras. Voulais juste toi
et moi, au debut, rien que toi et moi !
- Mon
cœur, fit-elle en l embrassant et en versant une larme. Tu … tu connais
ici ?
- Maman :
ici c est chez moi ! Depuis toujours ! Pas vrai que je vois du noir
tu sais. Depuis tout bébé je vis ici et je vois ici. Ici !
- Tu …
tu veux dire que tu n es pas …
- Dans
ma tete ma maman d amour, ya plein de choses depuis toujours. Et la je suis
content, parce que j ai dix ans et que donc je suis grand et que je peux enfin
te raconter à toi qui est ma maman ce que je VOIS.
- Oh,
fit-elle en explosant en sanglots. Oh mon chéri, oh mon cœur ! Oh ma
chair, oh mon bébé, oh mon enfant !, ajouta t-elle en tombant soudain en
le innondant ses pieds de larmes. Et c est ton père et moi qui avons donné naissance
à ce miracle ! ».
Elle surprit une main se poser sur son épaule,
un visage s approcher du sien, de lourdes mains la soulever lentement de terre
puis l enserrer contre un corps puissant.
« Tu sais donc enfin, lui murmura Pierre
en la couvrant de baisers. Douce sorcière, ma si douce, eh bien oui, toi et moi
oui. Nous y sommes enfin, avec lui, avec eux. A la frontiere. Nous allons
enfin, pour un temps béni, passer DE L AUTRE COTE. Et y vivre des moments
inoubliables ».
Suzanna leva vers lui son regard bleu et
fut presque aveuglée par un rayon de soleil les embrasant tous deux.
« Oui …, lacha t-elle en se laissant
glisser dans ses bras.
- Je te
tiens, je te porte. Je t emmène jusqu en bas dans mes bras. Le veux-tu ?
- Oui
mon homme, oui !
- Tu es
aussi légère qu une plume à present.
- Notre
fils a comme aspiré le venin. Ce qui pesait…
- N est
plus la et n aura pas droit de cité EN BAS.
- Combien
de temps mon amour ?
- Le
temps nécessaire ».
Le père tendit la main au fils qui vint se
blottir entre ses deux parents, et poser sur chacun de leurs visages une main
chaude et lumineuse.
« Avec toi et grace à toi fils !,
reprit Pierre. Nous suivons ta voie. Veux-tu …
- Tata
et tonton se réveillent, regardez !
- Hereuse
ma sœur ?, questionna en un énigmatique sourire Laure en se dirigeant vers
sa jumelle à pas lents.
- C est
que … Je …
- Tu
pleurais, belle-sœur, intervint Charles, à son tour tiré de son sommeil.
- Oui oh
oui ! Oui je pleurais oui !, repondit Suzanna en se serrant contre
Pierre et en déposant sur ses levres un baiser. De bonheur ! ».
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