Il s’en fut tôt, le pas lent, dès les
premières lueurs de l’aurore, rejoindre les sentiers creusés dans la terre à
main d’homme et recouverts d’herbes folles. Aux recoins des vallées, le vent soufflait
comme un feu sur des braises, et lui, à peine recouvert d’un manteau de bure, avançait,
l’œil baissé mais le nez en éveil, remarquant à peine l’écho régulier de ses
pas de colosse frapper le sol à le fissurer, comme si ce contact si nouveau
entre l’homme qui marche et la terre qui résiste induisait cela, cette violence
sourde, insondable, régulière, et dont il ne pouvait guère se préserver qu’ainsi
que le font les bêtes.
La traversée dura deux saisons. Seuls les
faons et les lièvres l’approchaient, lorsqu’écrasé de fatigue il lâchait ses
courbatures dans le lit des ruisseaux. D’âme humaine il ne vit point, pas même
à l’extrémité des horizons qui, de nord, de sud, d’ouest et d’est, s’ouvraient.
Tout, dans ce voyage aux airs de pénitence, œuvrait pour extraire du temps
comme de l’espace le moindre frémissement autre que celui des branches et des
feuilles et des fleurs et des cours d’eau. De masse envahissante la tête s’était
presque d’elle-même aspirée au dedans, dragon désormais inoffensif laissant libre
tous les pores aiguisés en mille réceptacles
de sons, d’odeurs, de lumières. Tout, là,
tout ce qui était donné, là, au Monde, cette pureté, ce silence, cet infime
battement d’aile – tout pénétrait. C’était le cadeau de vie, ce
cadeau qu’elle lui avait fait, dont il tirait à présent l’essence même, la
sienne, pour un temps bref et sûrement infini, elle qui l’avait béni après avoir
éclairé d’un mouvement de doigts la caverne, disant là, disant ça, et il l’entendit
ainsi, lui, l’infecté, puissamment ancré dans l’univers subtil, se devait à lui-même de
creuser en dedans le don, s’isoler donc, un temps, puiser, pour ensuite – oui.
Ce qui vint. Il avait marché le long d’un
lac à demi asséché, au creux d’une vallée ombrée de nuages gémissants, quand,
au loin, il perçut une légère odeur de peau mêlée de parfums ambrés et d’onguents.
Levant le menton, il vit, se dirigeant d’un pas lent en sa direction, une silhouette
haute et traînante recouverte de métal, suivie d’une autre, à demi voutée, chevelure
aux vents et recouverte de noirs, attachée celle-là à la première par une
lourde chaine.
Ce fut l’homme qui, le premier, le
reconnut. Il ralentit son pas, et prononça en se signant :
Fils !
Puis tomba à terre.
Celui qui fut ainsi désigné le reconnut
alors, et à son tour se signa. Cet homme à présent avachi sur lui-même, ombre
de l’ombre du reflet de qui il fut – cet homme, ce Père, cette apparition là,
dans ce lieu d’absolue désolation, cette apparition projetée par les nuages sur
cette terre de boue séchée, le bouleversa au-delà de ce qu’il aurait jamais pu imaginer,
le ramenant ainsi brusquement des
étoiles au cratère et des troncs élevés des
arbres aux racines.
L’homme n’était que nœuds, enroulé sur lui-même
et à présent défait. Il traînait en preuve une pauvre femme en deuil, qui ne
pleurait même plus de tant avoir pleuré son chagrin, et à qui il ne restait
guère que cette ultime et noble mission, accepter de traîner vers la fin celui
qui la traînait, témoigner d’une présence faussement docile de la traversée
vers l’autre monde de cet homme si brutal qui aujourd’hui
abandonnait tout combat, et comprenait
tard, si tard, bien trop tard, son erreur, involontaire, si désespérément
involontaire, s’être cru un guerrier.
Lui l’homme bon, s’être ouvert un chemin de
braises et de cendres…
Lui le fils d’un homme malade et sombre…
Lui le père d’un homme infecté et porteur
de lumière.
Alors le Père pencha tête contre terre, s’inclinant,
respectueusement, dit : Mon fils. Mon fils.
Et alors le fils, de ses bras ouverts en
vaisseau agrippant à la taille ce poids qui chutait le releva, le hissant de
toutes ses forces au-dessus de lui-même, de plus en plus haut, de plus en plus au-dessus,
articulant : Père, et répétant : Père, et pleurant : Père, et hurlant aux
cieux absents : Père – en le poussant, poussant, poussant plus haut, plus haut,
plus haut vers les étoiles, jusqu’à d’une contraction du cœur devenir aile et
de la masse soulevée tenter de façonner une matière légère, comme onfaçonne
dans la glaise un être.
Mais d’elle-même et contre elle-même et
toute désolée et tout autant résistante, la masse paternelle récusait,
psalmodiant Fils, répétant Fils, mais que fais-tu à ton vieux père, il est trop
tard mon enfant, trop tard maintenant, ma tête, fils, ma tête, je l’ai tant dirigée
contre le reste que dorénavant elle me pèse à exploser, et elle va me perdre,
Fils, elle s’en va, mon enfant, mon cœur, ma chair, demain – demain me
souviendrai-je seulement de toi ? Les
ténèbres… Les ténèbres…
La femme s’était relevée et se tenait à distance.
Elle avait maintenu sa chaine attachée, la tenait dans sa main droite.
Elle s’approcha de l’homme, et dit.
- Parle à ton fils. Parle !
Elle l’aida à se tenir debout, droit sur
ses jambes, usant de son dos comme un trépied, car les genoux de l’homme
fléchissaient sous les épreuves, et toutes étaient restées emprisonnées, comme
s’il avait à un moment jeté la clef, involontairement, parce que personne,
jamais personne, et surtout pas ceux
qui auraient été en position de le faire,
ne lui avaient dit : il y a une clef, cherche la en toi.
Alors à cet instant crucial, il ouvrit la
bouche, l’ouvrit grand ouverte, se tenant devant son fils,ses deux mains
pressées contre ses joues, tenant ce beau visage éclairé d’amour, et racla par
trois fois sa gorge.
- Fils, dit-il. Fils. Ton père n’a que ça à
te dire !
- Bien, répondit l’enfant bouleversé. Bien.
- Je ne sais rien dire d’autre, continua le
père.
- Bien. C’est bien. C’est énorme. C’est immense.
C’est presque trop grand pour
un coeur comme le mien.
Et ses yeux, pleurant une mer, emplirent le
lac à ras bord, baignant leurs pieds. Et il lava ceux du père à mains nues,
grattant de l’ongle la crasse sous le talon, raclant à pleines dents les cors
et nettoyant d’eau pure les plaies.
- Tu es mon Père et je te remercie et je t’aime
pour m’avoir de ta chair donné vie.
- Fils, O Fils !, pleura le Père. Combien j’aurais
aimé paraître devant toi fier et
dressé comme un noble conquérant. Mais je n’ai
plus rien. Je n’ai plus rien…
- Ne parais donc point, O Père, O mon Père.
Ne parais plus. Ce n’est plus nécessaire. Plus nécessaire.
- Ma tête, fils, ma tête. Elle me joue des tours,
et j’ai peur…
- J’entends, Père, j’entends. Je vois.
Et se relevant il la couvrit de ses mains
douces.
- Ce qui autrefois grondait désormais s’est
tari. C’est fini. C’est bien. Je suis heureux pour toi, car tu es là, et moi
aussi. Et nous sommes ensemble, rassemblés. Sens-tu ?
- Quoi ? Je te vois, je vois ton regard, me
pénétrer. J’ai peur, tu sais… Peur… Vas-tu entrer dans ma tête ?
- De quoi as-tu peur, Père ? De quoi ?
- Si tu peux me lire alors sans doute peux-tu
me prendre tout entier…
- Et te dévorer ? Mais – Père – non ! C’est
le contraire !
- Quoi, le contraire ? Quoi ?, implora-t-il.
Il s’affaissa soudain, et le fils coucha sa
tête sur le moelleux de ses cuisses.
- Ce nœud, là, Père, ce nœud… Ce nœud
recouvert de tant d’autres, accumulés, annihilant le souffle, bouchant l’horizon.
Ce nœud !
- Eh bien Fils, quoi ? Quoi ce nœud ?
- Ce nœud n’est point toi.
Et le fils répéta.
- Ce nœud n’est point toi. Il ne vient
point de toi. Je te le dis.
Et à ces mots, le Père se redressa d’un
bloc, et fixant cet être de lumière si doux qui lui
faisait face, lui tendant une poigne franche, il
ajouta, en un magnifique et ultime geste, le
dernier sans doute, celui sur lequel il
souhaiterait clore sa vie :
- Je te remercie Fils. Je te remercie. Ton Père
te remercie et te souhaite bonne et
belle vie. Je puis
partir en paix, à présent.
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