Elle sentit sa tête
sur l’oreiller. Francine passa la main derrière sa nuque et l’aida à se
pencher vers la
tasse de café chaud. Une odeur de soupe se mêlait aux senteurs
d’encens.
Anna vit le
chaton venir se lover contre elle, et approchant son visage, frotta son
nez contre le
sien.
« Tu te sens
comment ? »
Elle avait revêtu
un chemisier de nuit.
« J’ai dormi
longtemps ?
- Assez, oui, il
est minuit passé…Tu te souviens de quelque chose ?
Elle contemplait
le petit animal qui, de ses griffes, jouait avec les pompons de la
descente de lit.
« Tu sais, il
faudrait peut être qu’un jour tu acceptes d’aller consulter un
docteur…
- Que veux-tu
qu’ils y fassent ? Ça peut pas se soigner, ces choses-là.
- Quand même,
Anna, avec les années ça ne s’arrange pas ! Comment veux
tu vivre comme
tout le monde, avec ce truc qui peut se réveiller à tout
moment ?
- Vivre comme
tout le monde ? »
Sa voix s’était
brisée.
Dans les moments
qui suivaient les crises, elle se sentait parfaitement incapable
d’affronter les
regards. C’était profondément avilissant, d’assumer, d’y être
contrainte. Les
visages se voilaient d’une atroce neutralité, ils se retranchaient et
se refermaient.
Plus les années
passaient, plus cela s’ancrait. Les autres taisaient ce qu’ils avaient
vu, comme s’il ne
s’était rien passé, mais elle, elle savait ! Elle savait qu’elle était
différente.
Horriblement différente.
« Il était pas
mal, ce type qui t’a ramené…Très prévenant, et beau avec ça!
- Il a mis les
pieds ici ?
- Tu m’imagines
te hisser sur mes épaules ?
- Raconte ! Raconte-moi
s’il te plait ! Il était seul ?
- Il t’a ramené
comme un bébé endormi ! Un vrai forçat ! Heureusement que
j’étais en pause
! C’est un flic ?
- Oui !
- Il m’a aidé à
te dévêtir. J’ai voulu lui offrir un grog, tu parles, un beau gars
comme ça qui vous
tombe du ciel !
- Il t’a posé des
questions ?
- Trois fois rien
! La discrétion même !
- Quoi par
exemple ?
- Mais rien ! Dis
donc, tu en fais des cachotteries depuis quelques jours ! Qu’est
ce qui se passe,
Anna ? Pourquoi tu ne veux rien me dire ? Est ce que je ne te
raconte pas tout,
moi ? »
Mais Anna
esquiva, trahissant une moue d’agacement en guise de protestation.
« Qu’est-ce qu’il
t’a demandé ?
- Anna, tu es ma
seule famille ! La seule personne qui m’ait été donnée au
monde…, balbutia
Francine en baissant les yeux.
- Oui.
- Je te connais
depuis toujours, et pourtant plus nous grandissons et plus je sens
en toi une
résistance… Comme si tu refusais…
- Je ne fais pas
exprès, Francine. Crois-moi !
- C’est ça qui me
rend triste. Tu sais, ma soeur, toi et moi on ne nous a rien
donné. On a dû
tous les jours se battre pour quelques miettes. Même nos
jouets, on les
récupérait dans les poubelles…
- Tout ça n’a pas
d’importance…
- Et toi, le peu
que tu as, c’est comme si ça te brûlait les mains ! Tu te lèves, tu
sors sagement
faire tes heures, et puis tu rentres avec de la mélancolie plein
les yeux…
- A quoi bon ? »
La lueur de la
bougie diminuait lentement.
« Il t’a paru
séduisant, mon collègue ?
- A ton avis ?
Vous êtes seulement collègues ? »
Anna haussa les
épaules.
« Les hommes, là
où je travaille ça ne manque pas, tu peux me croire !
- Jolie comme tu
es, ça m’étonnerait pas que quelques-uns aient déjà tenté
quelque chose…
- Qu’ils
essaient, je les attends !
- Ca ne
t’intéresse donc vraiment pas ?
- De quoi tu
parles ? Tu m’agaces, à constamment remettre le sujet sur le
tapis !
- J’en parle
parce qu’à chaque fois tu esquives…
- Ce n’est pas
près de changer ! Ce qui se passe dans un lit ne regarde
personne ! Je ne
comprends pas que tu puisses à ce point pousser
l’indélicatesse !
Aurais tu oublié les préceptes qu’on nous a inculqués ?
- Tu ne vas pas
me dire que tu as accordé du crédit aux boniments de cette
sale bonne femme
?
- Mademoiselle
était une femme comme il faut !
- Bah ! Une
vieille fille acariâtre …Qui se vengeait de la vie sur nous !
- Tu mens ! Tu
mens ! »
Anna s’était
réfugiée sous la fenêtre.
« Anna ! Anna !
Ces gens-là sont pervers ! Comment une fille comme toi peut elle
se faire avoir ?
- C’est toi la
perverse ! Toi ! C’est toi qui, pendant que je vais travailler
honnêtement,
restes là, les cuisses écartées, à les attendre ! Toi, qui jour après
jour t’avilis de
plus en plus ! D’où tu imagines que je puise cette force de
résister à ces
saletés que tu m’imposes ? Où est ce que tu crois que j’ai appris
à me défendre ?
- Anna, comment peux-tu
me parler ainsi ? »
Elle n’osait
affronter la colère qui défigurait de plus en plus les traits de celle qui
partageait sa vie
depuis l’enfance.
« Toute cette
jeunesse qui part en fumée, ta jeunesse, ma pauvre soeur, que tu
vends chaque jour
pour moins cher… Et moi ! Moi qui t’écoute raconter ces
saletés, tu
voudrais que je me confie à toi ? Que je m’y mette aussi ? C’est ça
que tu veux ?»
Francine se
redressa. Elle demeura un instant immobile, face à la porte, et essuya
discrètement une
larme.
« Anna, Anna, murmura-t-elle
pour elle-même. Qu’es-tu, mon Dieu, en train de
devenir ? »
Le chaton vint se frotter à ses pieds et la suivit en décrivant des
cercles, la queue
dressée. Puis il s’arrêta sur
le seuil et fit demi-tour.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire