En dévalant les corridors, le jeune sculpteur heurta de
plein fouet une porte mal fermée. Il sentit à peine la douleur le frapper et, à
demi assommé, reprit sa course.
Il passa devant une fenêtre. Devant lui se perdait un
long couloir. Il ouvrit la première porte qui se présentait et entra.
Deux silhouettes s’y tenaient silencieuses. A distance,
Madame Rodin, tenant un chandelier, conduisait Giorgino et les autres convives
à sa poursuite.
« Il se passe quelque chose, dit-elle en s’efforçant de
maintenir droite la bougie. Tout ceci n’est pas normal. Pourquoi a-t-il voulu
qu’on lui amène cette femme ? Normalement je ne veux pas de ça chez moi !
- S’il vous plaît, Madame, je vous en prie ! Ma sœur
n’est pas n’importe qui !
- Oh taisez-vous ! Mais taisez-vous donc ! Quand je pense
que s’il n’avait pas été à cette représentation toute cette cauchemardesque
création dormirait encore ! »
Ils pénétrèrent dans la pièce où était entré le jeune
sculpteur quelques minutes avant eux, et virent les deux statues. Giorgino s’avança
vers l’une d’elle.
« Mon Dieu, c’est à peine croyable ! Le Penseur ! Ici !
- Croyez-vous que ce soit seulement le moment?, s’énerva
Revel.
- Par ici, héla Charles sur le seuil. Je le vois ! »
Le sculpteur venait d’entrer dans la chambre des enfants.
Le feu s’était éteint. En tâtonnant il trouva le lit. Les petites avaient
disparu. Sa main passa sur quelque chose d’humide, il la porta à ses lèvres et
sentit au fond de sa gorge un parfum âcre.
Madame Rodin entra, et s’approcha à son tour. Tous deux
lâchèrent un cri. Le jeune homme n’osait regarder, l’horreur le maintenait
paralysé.
Les draps étaient couverts de sang.
« Je le savais, je le savais, hurlait Madame Rodin. Je
savais qu’il allait se passer quelque chose.
- Il les a tuées, il les a tuées !
Le jeune père sentit la rage monter en lui.
« Carlotta ! »
Giorgino avait aperçu, à l’extrémité du long couloir, la
silhouette d’une femme hiératique. Les généraux échangèrent un regard, et
comprirent aussitôt. Charles s’approcha du père tandis que Revel, agrippant
Madame Rodin, l’entraîna fermement au dehors.
« Conduisez nous à lui, Madame. Vite, il ne faut pas
perdre de temps ! »
Elle n’était que pleurs. Tout s’écroula, sa maison,
enterrée par la fin d’un long règne, allait renaître sous les assauts du scandale.
Elle vit son Dieu s’affaisser, plier le genou, tomber de son socle et
disparaître en une poussière de suie.
« Ne dites rien ! Laissez-nous faire ! Nous ici, vous ne
risquez rien »
Elle abandonna sa volonté à cet homme auquel elle servait
depuis des mois pain et eau, qui la pressait en direction de l’atelier.
La porte était grand ouverte.
Même lui ne put retenir un cri devant l’odieux spectacle
qui s’offrait à eux. Carlotta, nue, le visage couvert de sang, se tenait
prostrée, dans une attitude d’absolue désolation, articulant des sons de bête.
Son dos était voûté, et ses membres tendus. Sous elle gisaient les deux
petites. Francesca, dont la tête ensanglantée était maintenue par les crocs, et
Amélia, inerte sous le corps de sa sœur.
La femme du sculpteur s’échappa en poussant des cris et,
dévalant les marches, courut aux pieds de son mari. Elle l’implora, le baignant
de larmes et le couvrant de baisers.
Mais il était en transe. Hypnotisé, le regard fixe en
direction du modèle le plus extraordinaire que la nature lui ait donné de voir,
corps et âme voué aux coups sourds qu’il assénait au marbre.
Revel ne parvint point à retenir la nausée qui montait.
Il venait de pénétrer malgré lui dans les enfers, et savait qu’il n’y aurait
point de salut.
L’ombre de Giorgino apparut sur le seuil. Il ne semblait
pas étonné, comme s’il avait prémédité les évènements depuis longtemps. Ses
yeux se posèrent sur Carlotta et s’emplirent d’émotion. Lentement il s’approcha
d’elle et, s’agenouillant, caressa ses cheveux encrassés par les caillots de
sang.
Sortant d’un songe, la jeune femme desserra les mâchoires
et laissa tomber le petit corps sur la pierre froide. Avec un mouchoir Giorgino
essuya délicatement son visage.
Le vieux sculpteur frappa l’air de la main en laissant s’échapper
un grognement, et le frère recula aussitôt. Maintenu par un fil dans les airs,
le modèle s’était à nouveau immobilisé…
« Carlotta, ma chérie, mon ange, fais attention, tu vas
prendre froid. L’orage est passé, tu sais, mais le vent est encore là. Nous
allons tout nettoyer, et puis après nous partirons gentiment »
Celui qui lui avait offert l’éternité frappait comme un
fou la pierre, ne sentant pas même la présence de sa femme, qui délirait à ses
pieds.
Avis de lecteurs et commande en ligne ICI
https://www.thebookedition.com/fr/la-porte-de-l-enfer-p-345702.html
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire