lundi 31 juillet 2017

LA PORTE DE L’ENFER - 2eme partie - 3 -


Elle n’eut pas le temps de sentir le froid la saisir. De l’autre côté du quai, face à
l’entrée de service, l’homme l’attendait. Il avait rabattu la longue écharpe en
cache col.
Elle resta un bref instant immobile, puis, comme tous les soirs, pivota sur la gauche
et marcha en direction du Pont des Arts.
L’homme la suivait sur le trottoir opposé. Elle tenta de se frayer un chemin au
travers d’un groupe qui rejoignait la rive gauche. Un passant la bouscula, elle
faillit tomber, se releva en s’appuyant sur le muret du pont, puis reprit son chemin.
Elle s’approchait du Palais Royal. Un vendeur à la criée la héla, tenant dans sa
main un paquet de journaux. Elle serra les poings, le contourna le regard baissé,
puis s’échappa sous les arcades de la Comédie Française.
Elle s’arrêta un long moment devant une grande affiche.
Les dates des représentations n’aient point changé.
A l’intérieur une petite troupe emmitouflée se pressait au guichet. Elle surprit son
reflet dans la vitre d’une des portes d’entrée, et rajusta son chignon.
L’ombre de l’inconnu apparut. Il la regardait avec inquiétude. Elle se retourna, le
toisa d’un air provoquant, puis se dirigea vers un café.
Un jeune serveur gardait la porte, un plateau à la main. De vieux messieurs
buvaient au comptoir. Anna se faufila entre eux et gagna l’arrière salle. Elle
s’affaissa sur une chaise, face à l’entrée.
Elle le vit s’approcher. C’était un élégant vieillard, le cheveu blanc rabattu en
arrière, les traits nobles et ciselés.
Il se posta devant elle et chercha une approbation. Elle l’observa sans rien trahir
d’autre qu’une infime curiosité.
« Excusez-moi encore.
- De quoi ? »
Ses grands yeux noirs le scrutaient avec incrédulité. Il semblait si délicatement
prévenant.
« De vous avoir effrayée…
- Mais je n’ai pas peur, articula-t-elle sans émotion.
- Je n’osais pas monter, vous savez. Je me doutais bien que vous n’ouvririez
pas !
- Ah, dit-elle en le regardant droit dans les yeux. C’était vous… »
Elle semblait déjà lasse, et son regard se perdit à la recherche d’un serveur.
« Puis je m’asseoir ? »
Elle le dévisagea effrontément.
« Vous intéressez vous à la sculpture, Mademoiselle Crémieux ?
- Peut être pourriez-vous commencer par me dire comment vous connaissez
mon nom…
- Suis-je maladroit ? Je m’appelle Lucien Revel», dit-il en lui tendant la main.
Elle se recula dans le fond de sa chaise.
« Si vous acceptiez de me laisser vous expliquer…Il y a tant de choses que je sais
de vous... Ce doit être difficile de me faire confiance. Après tout, qui suis-je, sinon
un vieil homme qui vous poursuit dans les rues ?
- Je vous ai posé une question !
- Et je vous ai répondu, hier, dans la nuit. Mais vous n’avez pas voulu écouter !
- Quoi ?
- Je vous ai dit que je venais vous voir de la part de votre père »
Elle s’empourpra.
« Vous rendez vous compte de ce que vous dîtes ?
- Oh oui, Mademoiselle, ô combien…Mais peut être que si vous acceptiez de
m’écouter jusqu’au bout… Après, si vous le jugez bon, il vous sera toujours
possible de m’envoyer promener…
- Pourquoi pas maintenant ? »
Il inspira profondément.
« Vous êtes en danger, Mademoiselle. C’est extrêmement important. Et moi, je
prends des risques pour vous prévenir. Mais c’est ainsi, j’honore ma promesse. Il y
a des amis auxquels on doit tout, et se parjurer, c’est se perdre davantage…
- En danger ? Moi ? Que voulez-vous qu’il m’arrive ? Je ne suis rien. Pour
personne… »
L’homme baissa lentement les yeux. Son visage semblait éreinté. Une larme perla
son regard bleu.
« Combien vous faîtes erreur ! Si seulement je pouvais…Mais ce serait criminel.
« Eh bien …Eh bien…
- De quoi vous souvenez vous ?
- Comment ça ?
- Vous ! Votre histoire !
- Et bien quoi, mon histoire ? Il n’y a rien à dire ! Rien d’intéressant ! Que voulez
vous que je vous raconte ?
- A quand remontent vos premiers souvenirs ?
- Mais vous m’interrogez ! »
Il lui prit la main.
« S’il vous plait, rendez-moi les choses plus faciles… »
Plusieurs fois il lui caressa les doigts, et les pressa tendrement dans sa paume.
« Ca ne vous regarde en rien ! Je vous ai dit, je ne suis rien !
- Vous n’avez donc pas souvenir d’avoir jamais vu vos parents ?
- Mes parents m’ont abandonné à ma naissance. Comment voulez-vous que
je me souvienne de quoi que ce soit ? Et puis à quoi bon ? Ils n’ont pas voulu
de moi, pourquoi diable faudrait-il que je me soucie de ce qu’ils sont
devenus !
- Votre père était sculpteur, Mademoiselle.
- Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ?
- J’étais son ami. Son seul et unique ami !
- Grand bien vous fasse !
- Il vient de mourir ! »
Elle fixait l’homme, sans trahir la moindre émotion.
« Je sais que ça ne change rien pour vous !
- Vous comprenez vite…
- A sa mort il m’a chargé de vous transmettre un avertissement.
- Qu’il aille au diable avec ses avertissements ! Qu’il les emporte dans sa
tombe ! »
Elle avait subitement crié. Alerté, le serveur s’approcha d’eux et les dévisagea
avec circonspection.
« Vous désirez ?
- Sortons d’ici, dit-elle en attrapant l’homme par le bras. »
Et elle l’entraîna au dehors.
« Vous allez prendre froid, murmura-t-il en posant son écharpe sur les épaules de
la jeune femme.
Ils passèrent sous les arcades à l’intérieur du Palais Royal, et pénétrèrent dans les
jardins intérieurs. Les nuages recouvraient le ciel.
Certains appartements occupés par de hauts fonctionnaires étaient éclairés.
Mains dans les poches, Lucien Revel l’entraînait vers l’allée centrale, entre les
arbres aux troncs gelés.
« Eugène était un brave homme, croyez moi. Il a commis très jeune une lourde
faute, et toute sa vie n’a point suffi à l’effacer. Il n’a jamais voulu me raconter,
mais je sais que quelque chose lui est arrivé, vers les années de votre naissance.
Pendant les vingt années où nous nous sommes fréquentés, il n’a pas bougé de
son atelier de la rue de Varenne. J’ai été d’abord son élève. Tout ce que je sais
de la sculpture, je le sais de lui. Il m’a embauché pour le seconder, et puis nous
nous sommes associés. Avec le temps il s’est un peu ouvert, mais au début,
c’était comme s’il avait traversé la mort. J’ai longtemps cru que c’était la guerre
qui l’avait rendu comme ça, et puis j’ai découvert par hasard qu’il avait été
exempté. »
Anna regardait droit devant elle. Elle semblait percevoir des cris d’enfants
derrière les arbres.
« Et puis il y a une semaine il s’est passé quelque chose d’étrange. Lui qui vivait
comme un ermite s’est subitement mis à sortir, tard dans la nuit. Mon
appartement jouxtait le sien, et j’ai le sommeil léger. Je pouvais le voir depuis ma
fenêtre se glisser au dehors et se perdre dans l’obscurité. Il rentrait à l’aube, l’air
hagard, et lorsque je l’interrogeais il me fixait comme si je venais de proférer une
absurdité.
Un soir, je l’ai suivi. Je crois qu’il ne s’en est pas rendu compte. Il marchait comme
un fantôme, et faisait des détours au hasard de la ville. Je me tenais sur le trottoir
d’en face, et je voyais les promeneurs s’écarter sur son passage. Je crois qu’il
faisait peur, il avait l’air possédé. C’était assez déconcertant pour moi, qui croyais
si bien le connaître.
Après quelques heures à déambuler, il a fini par s’arrêter à quelques mètres de la
terrasse d’un café du quartier de Saint Germain. Les serveurs le scrutaient avec
méfiance, mais personne n’a osé s’avancer.
Il est resté immobile. Pendant un temps qui m’a semblé très long. Vers trois heures
un petit groupe est sorti. Il y avait quelques hommes en complet, et puis une
femme, extrêmement racée, en robe et talons rouges. Elle marchait au-devant
d’eux, et les hommes la regardaient. Eugène la buvait des yeux. Il était comme
foudroyé.
Elle s’est approchée lentement et s’est arrêtée face à lui. Il sont ainsi restés à un
mètre l’un de l’autre, à s’observer. J’ai tout de suite eu la certitude qu’ils se
connaissaient. De là où je me tenais je n’ai pas pu entendre les quelques mots
qu’ils ont échangés. Derrière, les hommes attendaient. Et puis je l’ai vue se
retourner vers l’un d’entre eux. Il s’est avancé, lui a tendu un sac, et a reculé. Elle
en a extrait quelque chose d’assez petit, a tendu la main, et à ce moment là
Eugène a commencé à la frapper de toutes ses forces. Sans l’intervention des
autres, je crois qu’il l’aurait défigurée »
Le vieil homme attrapa Anna par les hanches et l’invita à s’asseoir sur un banc.
« Je l’ai ramené en sang chez lui. Il ne me reconnaissait plus. Il avait soudain pris
vingt ans. Il ne parlait pas. Il ne parlait plus. Le lendemain, il s’est donné la
mort .Vous tremblez ? »
La jeune femme soufflait de l’air chaud dans ses mains en toussotant.
« Il a laissé une lettre. Peut-être que le plus simple est de vous la transmettre.
Après tout, elle vous revient. Vous verrez par vous-même, son testament a le
mérite d’être limpide »
Il se leva et elle fit de même.
« Je vous raccompagne, venez. Lisez-la chez vous, au chaud. J’ai suffisamment
abusé de votre temps »
En silence ils parcoururent les quelque deux cent mètres qui les séparaient du
domicile de la jeune femme.
Avant de la laisser passer le porche, il se retourna une dernière fois.
« J’ai toujours rêvé d’avoir une fille aussi jolie que vous. Prenez bien garde, le
monde dans lequel vous êtes née est avide de sang, et vous êtes une proie
rêvée. De là où il repose, il aimerait tant vous savoir en sécurité »

Et il disparut dans la nuit glacée.


Lady Jeanne


Les Etoiles ne meurent jamais, elles demeurent pour l’éternité du moment que sur Terre existent celles et ceux  qui contemplant leurs œuvres les font vivre et revivre. Au contraire des idoles qui aveuglent, celles-ci nous éclairent. Ainsi le corps de Jeanne s’est éteint tandis que sa lumière continue à se dispenser et a nous réchauffer. Souvenirs de si beaux films, notes entêtantes du Tourbillon de la vie. La Catherine de Jules et Jim court toujours sur le pont avec sa petite moustache dessinée en grillant la politesse à ses deux compères.

Jeanne Moreau eut une carrière d’une incroyable richesse, et d’une exigence rare. Jugez plutôt. Orson Welles, Antonioni, Losey, Truffaut, Fassbinder, Louis Malle, Jacques Becker, Peter Brook, Henri Decoin, Jacques Demy, Luis Buñuel, Rainer Fassbinder, Marcel Ophuls, John Frankenheimer, Jean Renoir, Marguerite Duras, André Téchiné… La liste est loin d’être exhaustive. Qui peut aligner pareil carnet de bal de nos jours, pas grand monde. Des choix de cinéphile, des auteurs, des grands et de bien des origines différentes. Ce petit astre français à la voix reconnaissable entre mille et qui débuta au Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique à Paris est devenue très jeune un mythe, tout en demeurant de bout en bout une immense actrice. Il n y a qu’à la voir incarner Marguerite Duras dans Cet amour-là, le très beau film de Josée Dayan, pour s’en convaincre.

Sociétaire de la Comédie Française elle la quittera pour rejoindre Jean Vilar à Avignon et y interpréter notamment Le Cid. Puis à compter de 1950 percera au cinéma. Jusqu’à rencontrer successivement deux des maitres de la nouvelle vague. Louis Malle tout d’abord avec Les amants et Ascenseur pour l’échafaud, François Truffaut ensuite pour le Jules et Jim.

Grande séductrice assumée, elle eut de très nombreuses liaisons avec de grands artistes, partenaires, metteurs en scène, écrivains… Femme moderne avant l’heure guidant sa vie, sa carrière comme ses amours de main de maitre, elle fut en quelque sorte l’antithèse de Bardot, sa partenaire de Viva Maria de Louis Malle. Tout sauf une victime, une décideuse, une fonceuse, avide de culture et de rencontres. Aussi douée au théâtre qu’au cinéma, elle chanta, écrivit, mit en scène, produisit, donna naissance à des projets, fit se rencontrer des gens, tira les ficelles. Sa modernité, incroyable quand on pense à l’époque, est stupéfiante, et fut il me semble fort bien imitée par Isabelle Huppert qui marche clairement dans ses pas, également par la magistrale Beatrice Dalle.

Elle demeure une référence et pour les femmes et pour les actrices, et pour les artistes en général. Celle qui décide et fait les choix les plus exigeants, celle qui demeure curieuse et est par ailleurs, comme le montre le superbe La vieille qui marchait dans la mer, capable d’autodérision. Grande tragédienne, elle excelle tout autant dans le comique, ses  performances chez Mocky valent plus que le détour.


Je la vis une fois, une seule, sur les planches, à l’Odéon, en 1989. Elle incarnait La Célestine, sorte de monstre sacré à la morale abjecte, une ogresse, effrayante. C’est peu dire qu’elle irradiait, à chaque réplique sa voix caverneuse électrisait. Un météorite, qui avalait tout sur son passage. Ca a beau remonter a presque trente ans, le souvenir que j’en garde est intact. Phénoménale. 


samedi 29 juillet 2017

LA PORTE DE L’ENFER - 2eme partie - 2 -


Elle se tenait raide, les petites lunettes en métal argenté vissées sur le nez comme
pour se protéger du regard des autres. Un chandail recouvrait le chemisier blanc
boutonné jusqu’au cou. Son chignon était impeccablement tiré vers l’arrière.
Au contraire de ses collègues, Anna ne se maquillait jamais. Elle arrivait souvent
la première, saluait sans desserrer les dents les gardiens, frappait timidement à la
porte de l’Inspecteur duquel elle dépendait, et prenait note, le regard baissé sur
un calepin, de la tâche à exécuter. Elle ne parlait jamais, ne se plaignait point,
n’était que très rarement absente. Douce, effacée, elle était aussi expressive que
les murs. Lorsque, alertée par les cris des suspects questionnés elle levait les yeux
de son ouvrage, elle ne trahissait pas l’ombre d’une émotion.
Ici elle était sereine. Personne ne s’intéressait à elle. Elle pouvait s’occuper sans
réfléchir, laisser filer les heures une à une sans risquer à tout moment de tomber.
Ses évanouissements, au contact de la foule et du bruit, dans les couloirs étroits
du métro, dans les allées des galeries marchandes, jamais ici ils ne s’étaient
déclenchés. Certes le bureau des secrétaires des officiers de police était peu
spacieux et sentait la moisissure, mais c’était un vase clos où presque personne
ne pénétrait.
Parfois son regard se perdait. Elle fixait un point, dans la cour grise de la bâtisse,
au travers de la fenêtre, et s’y plongeait. Les autres femmes l’observaient avec
dédain, comme on scrute une pauvre d’esprit. Le travail manquait rarement, il y
avait toujours une corbeille pleine de documents à frapper, posée sur la petite
armoire, à l’entrée. Chacune tour à tour venait y puiser son fardeau sans
broncher. Chaque soir, sitôt que sonnaient les coups de six heures, les ouvrières,
telles des automates, se redressaient de leur fauteuil et quittaient les lieux.
Le Quai des Orfèvres bruissait d’une violence froide. On y questionnait les voleurs
en fermant derrière soi de lourdes portes, on violentait parfois jusqu’au sang, mais
aucun son ne filtrait au dehors.
Anna avait trouvé cette place à dix-huit ans en se présentant à un concours. Elle
qui n’avait que le certificat d’études, et aucun parent pour l’appuyer, se
satisfaisait d’un maigre salaire. Il suffisait juste pour payer chaque mois le loyer, la
nourriture et, de temps à autre, quelques verres d’orangeade, à la terrasse d’un
café. Elle pouvait en un quart d’heure aller de chez elle au bureau, en flânant un
peu le long du Pont des Arts pour regarder passer les péniches.
La nuit tombait. Le concert des touches s’éternisait. Elle sentit ses doigts
s’engourdir.
« C’est curieux, fit l’une des employées en ralentissant la cadence. Vous avez
remarqué, ce vieux type, dans la cour ? »
Les autres femmes levèrent le nez. Anna frappait toujours, les yeux rivés sur la
page qui se noircissait.
« Cela va faire deux heures qu’il ne bouge pas. Il doit crever de froid, le pauvre
homme…
- Je serais toi, j’irais prévenir le Commissaire Divisionnaire. Qu’est-ce qu’il fait, en
smoking, par un temps pareil ? Il se croit où ? Tu trouves pas ça étrange,
Suzie ? Tu crois qu’il a fait quelque chose de louche ?
- Si c’était le cas, il faudrait être bien sot pour venir se jeter dans la gueule du
loup ! En tout cas, moi, je le trouve plutôt bel homme…
- A cet âge ? Peut-être, mais j’aime pas ça. On dirait qu’il attend quelque
chose…
- Tu parles, il t’a repérée, poulette ! Si ça se trouve il t’a suivie depuis ce matin.
Il est un peu amorti, mais faut pas faire les difficiles, vu le peu de monde qui se
presse…
- Et puis, pour porter un complet comme ça, il doit pas être sans le sou.
- C’est pas moi qu’il regarde, je te jure »
Elles se penchèrent et timidement s’approchèrent de la fenêtre.
« Eh, mais c’est la petite qu’il reluque ! Eh, Anna, t’as fait une touche ! »,
ricanèrent elles.
Anna leva les yeux et le vit. L’ombre se détachait assez nettement dans la cour,
dissimulée sous un grand manteau noir et surmontée d’un haut de forme. Une
longue écharpe blanche flottait autour du cou. Elle pouvait voir ses yeux,
effectivement fixés sur elle.
La cloche retentit d’un son strident. Les trois femmes se levèrent aussitôt et
enfilèrent leurs manteaux.
« On te laisse ?, s’adressa l’une d’entre elles à la jeune femme d’un ton narquois.
- Je n’ai pas fini, répondit elle sans trahir un mouvement.
- Bien sûr, gloussa l’autre »
Et elle éteignit les lampes de bureau, plongeant la pièce dans l’obscurité avant
de rejoindre ses collègues.
Anna attendit quelques instants puis lâcha son travail. Elle ôta ses lunettes, les
essuya et appuya son front dans la paume de ses mains. Elle inspira
profondément. Trouvant l’interrupteur, elle éteignit la lampe.
Elle avait froid, aux jambes surtout. Tout son corps était engourdi. Elle se redressa
et le vit à nouveau. On aurait dit un de ces attachés d’ambassade qui attendent
dans les halls de grands hôtels en buvant un verre de cherry. Son souffle avalait
de l’air et recrachait de la buée. Ses yeux n’avaient absolument pas modifié leur
orientation, comme s’il pouvait clairement la discerner là où elle se terrait.
Une main alluma l’interrupteur central. Anna sursauta.
« Que faîtes-vous seule dans le noir, Mademoiselle Crémieux ? Il est six heures et
demie passées, vous devriez être partie depuis longtemps »
Le Commissaire la toisait d’un air maussade, comme on reluque un être inférieur.
« Excusez-moi ! Je crois que je me suis assoupie…
- Humm, maugréa t il en la dévisageant. Vous êtes du genre bizarre, vous !
Allez ouste »
Précautionneusement elle débarrassa ce qui traînait sur son bureau. Le
Commissaire se tenait comme un cerbère sur le seuil, tenant la poignée
fermement. Elle prit son manteau et s’en recouvrit, puis jeta un bref coup d’oeil
au dehors.
La silhouette avait disparu.
Elle passa devant lui, lui laissant le soin de fermer la porte à clef




50 ans de cinéma SF - 2001 l'odyssée de l'espace


Ainsi donc 2001 de Kubrick, sorti en 1968 et qui ouvre le cinéma SF contemporain. Dont il est à la fois la genèse et la quintessence. Ce film mythique, véritable énigme ayant laissé ses spectateurs absolument abasourdis, fut accueilli avec un immense embarras devant le sens profond de l’œuvre. 50 ans après on continue d’interroger la pellicule et d’interpréter les intentions de ce faiseur visionnaire d’allégories visant à traduire notre monde.

Une théorie dite du complot a prêté une collaboration entre Kubrick et la NASA pour créer de fausses séquences sur la Lune. Vrai ou faux, le secret demeure. Soulignons que toute l’œuvre du génial Stanley a pour cible la révélation de ce qui est caché. Révélation d’une véritable histoire à propos de la 1ere guerre mondiale en France dans Les sentiers de la gloire. Pedocriminalite des élites dans Lolita. Folie des puissants yankees et collisions avec les nazis dans Docteur Folamour. Manipulation mentale à des fins de violence dans Orange mécanique, Barry Lyndon puis Full metal Jacket. Folie des êtres déprogrammés dans Shining. Enfin sociétés occultes lucifériennes dans l’ultime Eyes Wide Shut. 2001 ne déroge donc pas à la règle.

Au commencement des temps, notre supposé ancêtre selon Darwin, maçon du 33e grade. Un chimpanzé. Seul. Apparait comme dans le jardin d’Eden un monolithe noir, sorte d’arbre de la connaissance trompeur, un écran noir mystérieux qui attire l’attention de tous telle une tentation. Révélation ou mystification de celle-ci. A son contact le chimpanzé devient fou, trouve un os qu’il transforme en arme et retourne sa colère contre les siens qu’il massacre. Puis jette en l’air son arme qui devient en un fondu enchainé un vaisseau spatial.

Sublime séquence d’ouverture sur la musique toute nietzschéenne, l’apôtre du Sur-Humain reptilien-luciférien. Ainsi parlait Zarathoustra donc, de Richard Strauss…

Nous sommes des millénaires plus tard. En  2001.Un vaisseau, une mission, l’homme a la recherche de la limite et de l’immensité de l’espace. En route vers Jupiter.L’Homme Dieu. Asservi à un ordinateur central, HAL 9000. Lequel HAL si on ajoute une lettre à chacune donne IBM, financeur du film et créateur de nos ordinateurs. Un homme dans le vaisseau, salarié IBM donc… Faussement libre, selon les préceptes de Lucifer ou de la Haute Franc Maçonnerie. Libre s il obéit et fait ce que lui dicte la machine. En quête du Savoir et en conquête de l’espace et du temps. Et se prenant donc pour Dieu.

Sauf que le voyage intérieur et dans l’espace va conduire cet homme à se rebeller contre ce HAL tout puissant qui le manipule. L’homme, armé d’un tournevis, va débrancher la carte mère et donc le pouvoir de la machine sur lui. Puis libéré va être précipité à rebours dans l’espace-temps depuis ce jour de libération vers l’en dedans, comme jusqu’au cœur du ventre maternel. Il sera précipité dans une pièce immense et blanche au centre de laquelle trône le monolithe noir. Il le touchera, saura donc puis ainsi purifié redeviendra un fœtus prêt à un voyage vers une Terre Eden. Fin du film.

Double lecture donc. Chrétienne vs païenne. Foi vs matériel/science/technologies. Face à ce dilemme, l’homme seul choisit à rebours ce qui fut proposé à Adam et Eve par Lucifer, il choisit le chemin opposé et redevient le Premier Etre sur Terre après des millénaires de tentations. Il rejette science, déterminisme, technologie, asservissement, machine, pouvoir et désir de puissance. Et redevient fœtus.

Kubrick sans prendre parti met en scène et en images ce retour aux sources, à la source. Il démonte le mensonge depuis les origines et le fait par associations d’images et de savoirs, d’une manière extrêmement subtile et complexe à appréhender. Il utilise l’appel à l’imaginaire, appelle Le Beau Danube Bleu, compose une symphonie d’images énigmatiques et de paraboles. Ne délivre in fine que des pistes. Et attaque l’air de rien tout le plan funeste à la racine, par suggestions. Le trans-humanisme des élites de nos jours, les plans Blue Beam et HAARP, tout ça aurait parfaitement sa place dans la grille de lecture de ce film né il y a 50 ans et tellement en avance sur son temps qu’ il dépasse en intelligence le meilleur film de SF jamais réalisé de nos jours.

Œuvre totale, 2001 annonce, englobe et dépasse tout, tout ce qui va le suivre. Il est le commencement et la fin d’un genre qui a produit un nombre incalculable de chefs d’œuvres. Et reste LA référence absolue. Le Bien, le Mal, le Savoir et ses limites, la Foi et la Science, le Serpent et le Créateur. TOUT Y EST.




vendredi 28 juillet 2017

AMAR ou l’amour brisé


L’écran est blanc, lumineux, aveuglant. Deux corps enlaces, ils ont 20 ans, elle et lui, et s’étreignent et gémissent et murmurent. C’est la naissance de leur amour. Ça se passe en Espagne.

Aux premières scènes de lumière vont se succéder lentement d’autres scènes plus grises. Cette coloration va prendre tout le film jusqu’a sa fin, et le poison de la société, des parents, des conventions, du passe, de la reproduction des attitudes parentales, de la vulgarité ambiante, des potes… Tout va gangrener cet amour et laisser in fine les jeunes amants exsangues et incapables de commettre l’acte jusqu’ au bout.

Lui est fils de grands bourgeois, ses parents l’ont inscrit en droit, mais il ne suit que son cœur et s’en va faire un stage non rémunéré chez un artisan horloger. Cette infinie patience lui permet dit-il de poser son esprit, d’entrer en lui. Lui se donne à elle, radicalement, entièrement et sincèrement.

Elle, son père est parti, elle vit avec une mère larguée affectivement dont elle est la confidente. Les rôles sont inverses. Un beau-père falot complète le tableau familial. Elle est en fac, on ne sait ce qu’elle fait ou pourquoi, elle a suivi le troupeau, semble ne s’intéresser a rien en profondeur. Ses copines sont toutes de gentilles pestes obsédées par le plaisir, sortie, picoler, draguer des mecs, se maquiller et se faire sauter. Elles ricanent de cet amour auquel elles me croient pas, et se gaussent des détails que la petite leur livre sur ses ébats.
Elle n’a pas le bagage pour vivre cet amour, transgresse l’intimité, se distrait trop, ne sait ce qu’ elle veut, se montre changeante, je veux je veux pas, une petite princesse comme maman. Plus jeune donc encore écervelée. Ils font un break, elle le trompe, le lui dit avant, joue avec ses nerfs et ses sentiments, le rend fou, littéralement.

Le trompe.

Puis le temps fait son travail. Elle lui revient, exprime ses regrets, trop tard,. Lui est déjà ailleurs, le deuil est fait.

Elle s’en ira probablement vers une petite vie comme sa mere, avec un mec puis plaquée, un petit boulot, des petites soirées. Seule a la quarantaine et plus d’amour. Pas sa faute si elle n’a pas été élevée vraiment mais comptable de ses actes. Triste.

Lui au contraire qui s’est choisi et s est donné les moyens pourra se relever une fois le deuil passé. Lui sait que l’amour véritable est une pépite rare dans un chemin de vie auquel il faut tout donner et qui autorise tous les débordements. A la fin il est en pleurs mais sans regrets.

Comme une suite de LOVE de Gaspar Noé. Même fin déchirante. L’amour fut, il n’est plus. Celui ou celle qui souffrit le plus s’en sort la tête haute, et l’autre pleure de regrets dans sa tête sans pouvoir obtenir ce jouet qui jamais n en fut un. L’amour libertaire – FIN.

Amar – 2016 – Film espagnol réalisé par Esteban Crespo avec Natalia Tena, Greta Fernández