Pour comprendre d’où vient la
fortune d’Auguste Lewitt, il suffit de tourner le regard vers l’épouse.
Suzanne, cette frêle et discrète moitié, dont la silhouette apparaît sur
certaines photographies en arrière-plan, est la troisième de la famille
Desmaret. La célèbre, la riche, la fascinante famille Desmaret, les plus grands
propriétaires de la région de Calais.
Etre née fille, cadette de surcroit,
venant après deux garçons aux destinées tracées en lettres d’or dans la saga
d’une des familles bourgeoises les plus fortunées de l’hexagone, constitue une
position beaucoup moins enviable qu’il n’y parait. On a beau de nos jours
considérer les femmes comme les égales des hommes, arriver après deux héritiers
mâles n’offre en certaines contrées et dans certains milieux que des
inconvénients. Suzanne fut élevée à l’ombre et confinée dans ses recoins, aussi
longtemps que ses parents furent en quête d’un bras suffisamment long pour la
faire déguerpir d’une place qu’elle occupait aussi discrètement qu’un bibelot.
Timide mais opiniâtre, la jeune femme récusa néanmoins un à un les quelques
soupirants introduits de force dans le peu d’intimité auquel elle avait droit.
Se réfugier dans le silence fut sa seule défense, et les riches prétendants,
découragés par cette indifférence polie, remisèrent sans insister leurs rêves
de fortune.
De guerre lasse, les Desmaret se
résignèrent à l’expédier à sa majorité dans la capitale, un peu comme on se
débarrasse d’un mobilier dont la présence à la cave encombre la tranquillité
d’esprit. Aussi vrai que les bâtiments austères de Calais avaient eu raison de
son teint, pâle jusqu’à la transparence, les façades étourdissantes des
immeubles du Boulevard Saint Germain illuminèrent la jeune provinciale, lui
révélant soudain un monde gorgé de promesses. Chez elle, en cette terre peu
fertile où la renommée familiale l’avait recouverte d’un linceul, elle ne
pouvait s’irriguer que secrètement, à l’abri du regard des siens. Et ce fut au
cœur du collège catholique pour jeunes filles de bonne famille où on l’avait
placée en internat, dans cette excroissance de sa prison d’origine, que le
commencement d’un miracle eut lieu. Dont elle ne prit conscience que
tardivement, arpentant seule, quelques années plus tard, les grandes artères de
la Ville Lumière.
Elève douée, elle fut tôt repérée,
puis encouragée, par quelques-uns de ces maîtres qui, dans les années d’avant-guerre,
fourmillaient dans les établissements de province. Ses notes étaient
excellentes, suffisamment en tout cas pour qu’à de nombreuses reprises ces
bonnes fées ne vinssent frapper à la lourde porte fermée à double tour des
parents Desmaret, quémandant un traitement adéquat envers les dispositions
intellectuelles de la demoiselle.
L’obstination eut, à la longue,
raison de ces esprits si conventionnels que seule l’envie d’être débarrassés
d’un tracas fit céder. Monsieur et Madame se concertèrent, puis d’une seule
voix décrétèrent un soir de mai que la petite partirait en septembre s’inscrire
du côté de la rue d’Ulm. Une tante servit de facilitatrice. Elle possédait non
loin de la célèbre école quelques immeubles loués à des prix fort élevés à de
jeunes étudiants issus de la classe supérieure. Contactée par sa sœur, elle
consentit après quelques palabres à mettre gracieusement à la disposition de sa
nièce une petite chambre de bonne, au sixième étage du 25 de la rue Bonaparte.
Ainsi Suzanne put s’installer au
cœur même de ce que la rumeur populaire nomme « la vie », et à partir de là
s’aventurer à découvrir la sienne. Sortant peu et étudiant jusque fort tard à
la lueur d’une bougie, elle devint un des meilleurs éléments de sa promotion.
Jusqu’à être encouragée à se présenter au concours d’entrée de l’Institut des
Sciences Politiques. Où elle rencontra Auguste.
Ce fut elle qui le repéra en premier.
Comment échapper à cette force animale qui, déjà, en cette année 1937,
irradiait ? Tout était déjà en place à cet âge-là, chez cet homme façonné pour
le pouvoir, auquel, pour le meilleur mais surtout pour le pire, elle allait
s’unir pendant plus de quarante années.
Lorsqu’elle le remarqua, juché sur
une estrade et faisant de grands moulinets avec ses bras, il était par trop
occupé à ignorer les quelques dix soupirantes qui à ses pieds s’agglutinaient,
avec cette forme de détachement irrésistible à l’esprit de cour dont il était
l’épicentre. C’était le jour de la rentrée, première matinée de la première
année d’études, et déjà, avant même que les visages ne dévoilent leur identité,
il s’était fait un nom. Tous, les garçons comme les filles, semblaient chavirés
par ce généreux tourbillon.
Il la remarqua un soir, calfeutrée
sous un épais châle, dans un coin peu éclairé de la bibliothèque. Pour ce
cancre féru de pragmatisme, cette petite donzelle renfermée dont il ignorait
encore le patronyme flairait bon l’investissement. Personnifiant son parfait
complément, elle détenait ce qu’il avait absolument besoin d’acquérir pour
réussir son ascension, et il perçut aussitôt quels avantages il pourrait tirer
de cette union de contraires. Il la prit donc sous sa coupe, et se plaça sous
la sienne, se métamorphosant à ses côtés en un élève studieux à quelques mois
des examens. Elle lui enseigna aussi sérieusement que possible les matières
dans lesquelles il était faible, c’est-à-dire presque toutes. Et ils prirent
rapidement l’habitude de poursuivre fort tard dans la nuit leurs travaux chez
elle.
Jusqu’à ce qu’un soir, profitant
d’un relâchement de sa vigilance, il lui enseignât à son tour quelque chose
dont elle ignorait jusqu’à l’existence.
Elle tomba instantanément amoureuse,
et ils devinrent amants. Lorsque, après quelques semaines, il apprit ce que
signifiait son nom, cela lui plut, beaucoup. Lâchant soudain sa taille, il lui
demanda sa main. Les présentations eurent lieu à Calais, par un samedi de
septembre.
Les Desmaret firent entrer le
prétendant par la porte du salon, et les yeux de la maitresse de maison
s’attardèrent sur les chaussures du jeune homme.
Il s’assit aussitôt, et d’un sourire
éclatant, déclara identité, pedigree et flamme en quelques minutes. Il marqua
des points en abordant la carrière politique du futur beau-père par le bon
angle, vantant sans paraître flatter les mesures de rigueur qu’il avait
imposées à ses administrés lors de son premier mandat de Maire. Y décryptant
les assises idéologiques, il les mit habilement en perspective, et se lança
dans un long plaidoyer d’où il ressortit que pour maintenir un monde en
équilibre, il convenait de veiller à ce que les intérêts d’en haut soient le
mieux préservés.
Le politique s’en trouva conforté,
et l’homme séduit. Puis ce fut au tour de Madame, qu’il n’eut à cueillir qu’en
quelques minutes. On lui proposa d’autres chaussures, qu’il accepta puis mit à
son pied.
L’affaire du mariage ne prit que
quelques mois. Suzanne Desmaret devint Madame Lewitt, et Auguste enfin lui-même.
En moins de deux ans, le beau père
l’avait placé à la tête d’un des plus beaux fleurons du groupe industriel
familial, spécialisé dans l’armement naval.
L’invasion allemande et l’occupation
qui lui succéda transformèrent le plomb en or, faisant du royaume Desmaret un
Empire, d’Auguste un César, des deux beaux-parents deux macchabées relégués
dans un mausolée.
Et de Suzanne, l’ombre d’elle-même.
Il est conseillé d’écouter après la lecture :
https://www.youtube.com/watch?v=VouHPeO4Gls
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