3
Ce furent davantage de
présence, quelques attentions, parfois des confidences, témoignant d’une
certaine forme de confiance. Et cela la réchauffa. De frêle et glacée, elle
devint peu à peu plus en chair. Et à défaut de s’embraser, elle sentit en elle
une douce flamme, qui la réveilla.
Aucune main ne l’ayant
touché depuis tant d’années, ce fut donc comme une nouvelle première fois. Elle
crut défaillir quand un soir, la rejoignant dans la chambre redevenue commune,
il s’assit à ses côtés, et posa sur son bras sa main.
Lorsqu’il s’abandonna,
elle retint un cri. Il l’écrasait de tout son poids, elle suffoquait, mais
trouva assez de force pour poser sur sa nuque brûlante une main caressante en lui
murmurant:
« C’est bien.
Repose – toi, maintenant. »
Quand, quelques mois
plus tard, au terme d’une grossesse douloureuse elle le fit prévenir qu’elle
était partie à la maternité, il était à Guéret, auprès de ses électeurs.
Lorsqu’il arriva,
Suzanne reposait, gémissante, sous d’épaisses couvertures.
Il entra, précédé
d’une infirmière, le souffle coupé.
« Ma chère, dit
il en s’épongeant le front, ma chère… »
Elle eut à peine la
force de tourner vers lui son visage défait par la douleur, et parvint à
articuler.
« Soyez sans
crainte, mon ami. Tout s’est bien passé. Elles sont en vie.
-
Elles ? répondit il en écarquillant les yeux.
-
Oui mon ami »
L’infirmière avança
d’un pas, et se posta entre eux.
« Vous êtes père
de deux adorables filles, Monsieur. Je vais vous y conduire. »
4
Lorsqu’elle s’éveilla
de sa torpeur, elle se redécouvrit plus seule encore qu’elle l’avait jamais
été. Auguste était reparti, avec à chacun de ses deux bras chacune des petites.
L’infirmière, d’une voix neutre, lui apprit qu’il les avait enregistrées à
l’état civil.
« Ce qui veut
dire qu’il a choisi les prénoms ? », lui demanda Suzanne.
« Ah ça… »,
répondit-elle le regard fuyant. « Tenez, prenez plutôt votre
cachet ! »
Laure et Suzanne…
Lorsqu’il lui apprit
quels prénoms il leur avait donné, elle ne put retenir ses larmes, et il en fut
fortement agacé.
« S’il vous
plait, ma chère… », maugréa t-il en soufflant tel un taureau dans
l’enclos.
« Oh, mon ami
! », répéta t-elle en ne pouvant contrôler le flot.
Il dut se résigner, le
lendemain, à un second appel au registre des naissances, et user de tout son
pouvoir pour qu’un « e » se transforme en un « a ».
C’était le prix de la
tranquillité.
La petite Suzanne
devint, d’un trait de plume, Suzanna.
Ce fut la seule
compromission qu’il accepta jamais. Désormais père, il n’avait plus besoin
d’elle.
Une nourrice vint
s’immiscer dans l’alcôve, et ôta à Suzanne l’accès à sa progéniture. Cette
Marie Louise venue des îles fut un redoutable cerbère, grassement payée par
l’époux absent pour la tenir à distance des fillettes. C’était à peine si elle
pouvait passer plus d’une heure devant le berceau.
Seule Laure la
dévisageait lorsque, Marie Louise sortie, sa mère se penchait vers elle.
Suzanna semblait, quant à elle, ignorer sa présence, tétant désespérément son
pouce, recroquevillée.
Tout en consacrant un
temps infini à ses diverses affaires, Auguste fut dès le premier jour un père comblé.
Il aima tant et tant cette chair de sa chair qu’il n’avait de plus grande joie
que de rentrer, le vendredi soir, aussi tôt que possible. Donnant son congé à
la nourrice jusqu’au dimanche, il passait tous ses vendredis soirs et ses
samedis au chevet des petites.
Une ombre, cependant,
s’installa, qui prit de plus en plus de place au fur et à mesure des années.
S’il était devenu l’astre de la petite Suzanna, qui dès qu’elle l’apercevait
s’illuminait d’un radieux sourire, il n’en était point de même pour la seconde,
dont les traits s’assombrissaient à son contact.
Je les aime pourtant
pareillement, se lamentait-il en tachant de la serrer contre son cœur. Mais il
ne réussissait guère qu’à déclencher les cris et les pleurs de la petite, et se
désolait jour après jour de ce refus répété, si incompréhensible à ses yeux.
Le retour au pouvoir
du Général ne manqua point d’apporter sa pierre à l’édifice Dewitt. Inconnu du
grand homme, Auguste s’était rapproché de celui qui devint, dès 1962, le second
Premier Ministre de la Vème République. Appelé aux commandes de l’Etat,
Georges Pompidou, à peine sorti de la Banque Rothschild, y avait fréquenté
l’édile de Guéret, et apprécié à sa juste valeur son entregent. Il lui fut tout
naturel d’appeler ce dernier à la table de son gouvernement, et de lui confier
le secrétariat d’état de la Fonction Publique.
A compter de là,
Auguste devint un personnage d’état, logé comme il se doit dans un très bel
hôtel particulier de la rue de Grenelle. Sitôt installé, il y fit venir Suzanna,
Laure et Marie Louise – non sans oublier Suzanne.
Ce déménagement hâtif
ne constitua point de déchirement pour les petites, seulement âgées de cinq
ans. Pour Suzanna la brune, le rapprochement d’avec son père, qu’elle pouvait
désormais voir chaque soir, fut une aubaine.
Elles grandirent dans
d’immenses salons aux parquets recouverts de tapis, sans jamais avoir à ouvrir
la moindre porte par elles mêmes. Et furent à peine en âge de comprendre,
lorsqu’en 1969 Georges Pompidou fut élu, qu’elles avaient intégré un monde de
privilèges.
Leur mère parvint non
sans mal à se faire une petite place dans la prestigieuse scénographie où
brillait son époux. Elle se transforma patiemment en une parfaite maîtresse de
maison. Devenant ainsi comme un emblème dont les femmes de la génération
suivante voulaient absolument se détourner.
Les évènements de Mai
furent vécus par les fillettes un peu comme Marie Antoinette avait traversé les
premiers mois de la révolution : à l’abri des échaufourés, derrière de
lourdes portes d’où l’on ne surprend pas les échos des coups de feu. De ce qui
bouillonnait au dehors, leur monde était entièrement préservé. Leurs
précepteurs avaient été suffisamment sermonés pour ne pas leur en dire un mot.
Seule Suzanna, à
présent adolescente, parvenait parfois à s’échapper. Elle quittait le ministère
fort tard, passant parfois devant son père, qui lui demandait :
« Mais où vas tu
donc ?
-
Nulle part, papa. Juste envie de me promener.
-
Fais attention à toi ! »
Il voyait bien qu’elle
lui cachait quelque chose. Mais comment lui refuser quoi que ce soit ?
Imperceptiblement,
tous sentirent, au fil des mois, l’air de liberté qu’elle ramenait du dehors.
Son comportement changea, et sa parole se libéra. Elle fit entrer dans ce
mausolée compassé un peu d’air frais, qui devint un tourbillon.
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