On la diagnostiqua stérile,
et ce fut un déchirement. Pour elle, qui vivait confinée dans un grand manoir
de la région bordelaise, seule l’arrivée d’un nourrisson aurait pu donner un
peu de contenu à cette existence sans reliefs dans laquelle elle avait glissé.
Elle regarda ce ventre désespérément plat, et fut aussitôt prise de dégoût.
Que s’était-il
passé ? Comment, sitôt ses parents mis en bière, s’était-elle retrouvée
là ? Ca s’était passé si vite, cet exode … Cette zone qu’on l’appelait la zone libre fut sa prison.
Et la demeure bordelaise achetée par Auguste une geole.
Elle avait vu son
jeune époux, imperceptiblement, se transformer. Il s’éloignait d’elle, de plus
en plus souvent, de plus en plus longtemps. De l’étourdissant compagnon des
premières années, il ne subsistait que cette trépidante silhouette juchée sur
ressorts, et cette longue mèche qui venait se plaquer en travers du front.
Lorsqu’il revenait au bercail certains samedis, suivi d’une cohorte bruyante,
c’était à peine s’il lui adressait un regard.
La mâchoire d’Auguste
devint un rictus. Parlementer sans fin avec les occupants pour accroître ses
gains lui coûtait, sa joie de vivre s’était tarie. Quand par miracle il
bénéficiait d’un bref instant de repos, il ôtait ses chausses, étendait ses
longues jambes en direction de l’âtre, et lisait avec distraction le journal en
étouffant des baillements.
Suzanne apprit à se
recueillir en silence, à ses côtés, se positionnant légèrement derrière lui, de
sorte que sa seule vue ne le détourne point de sa lecture.
Son corps s’était
contracté jusqu’à évacuer toute respiration. Elle devint plus pâle encore, plus
silencieuse, laissant les domestiques décider à sa place des mets à préparer,
ne répondant à leurs sollicitations qu’en inclinant la tête et en expirant
d’épuisement. Au lieu des livres dont elle se nourissait jadis, elle ne tenait
plus entre ses mains que de petits canevas qu’elle brodait sans fin.
« A quoi
pensez-vous donc encore? », lui demandait parfois Auguste en fixant
exaspéré ce visage marquée de cernes.
Ses parents étaient
morts, l’un après l’autre, à l’automne 1942. Elle s’était laissée exiler dans
cette région de vignobles ensoleillée, comme on déplace une porcelaine en
l’enfermant dans du carton. Sans rien comprendre. Sans personne à qui parler. A
peine éclose, sitôt éteinte.
Quand fut signé
l’armistice, elle ne pesait que quarante kilos. Une petite robe grise, un châle
sur les épaules, et un chignon mal peigné, piqué en travers. Il lui arrivait de
devoir s’appuyer sur les murs blancs pour ne pas tomber, tant au dedans les
forces manquaient.
L’usine Desmaret, ce
fleuron, se portait dorénavant bien mieux qu’au début du conflit. Tout étant à
terre, on ne pouvait faire table rase de ce qui restait encore debout. Là, dans
cette province relativement épargnée, avait été amassé de quoi aider à la
reconstruction. Assitôt constitué, le gouvernement de la Libération décida la
nationalisation de l’entreprise, tout en laissant à sa tête cet homme dont la
rumeur populaire, pourtant expéditive à passer les traitres au peloton
d’exécution, louait le talent pour les affaires.
Ne doutant pas de sa
bonne étoile, Auguste eut tôt fait de comprendre que ses intérêts bien compris
passaient par Paris. Il prit l’habitude d’y monter pour y rencontrer tout ce
que l’après guerre comptait comme personnages importants. Il ne lui fallut que
quelques mois pour embrasser, mieux encore que feu son beau père, une carrière
politique.
Cette seconde
maîtresse lui ôta jusqu’au souvenir de son épouse. Il n’avait tout simplement
plus de temps disponible à autre chose qu’à cela : gravir la montagne,
plus haut, plus vite encore. 1945, 1946 et les suivantes, concentrèrent à elles
seules ce qu’en temps normal on met vingt ans à bâtir.
Il devint député, sur
les bancs du MRP, par pur opportunisme. A gauche, il n’y en avait que pour les
communistes, et, à la place qu’il occupait, le rattachement idéologique allait
de soi. Son territoire fut conquis aisément. En bon séducteur à la poigne
franche, il le défricha mois après mois, jusqu’à connaître les fermes les plus
reculées de l’arrière pays de la Creuse – puisque c’était là qu’il avait jeté
son dévolu.
Avec le temps, il en
vint à mépriser tout ce qu’il ne pouvait plus que délaisser, et notamment cette
femme à laquelle il devait tout, qui végétait avec son ventre vide. De ce
mépris qu’on ressent pour un souvenir qui vous fait vous sentir finalement bien
misérable, et qu’on veut à tout prix oublier.
A Paris, dans ses
bras, les belles, ça valsait. Au fil des ans, pressé de toutes parts par ses
occupations, il y prit moins goût. Il les supportait de plus en plus difficilement, ces sangsues capricieuses, qui, à peine son
pantalon relevé, quémandaient une faveur, et lui renvoyaient ce vide qu’il
ressentait en se regardant vivre pour lui même. Il s’abandonnait un peu, et
elles voulaient lui ôter un bras. Alors il les chassait, toujours plus
abruptement. Et, avec elles, jusqu’au goût de la chair.
Reconstituer le stock
des armes de guerre fut jugé aussi nécessaire que remettre en place les
immeubles, canalisations et chemins de fer. Les années cinquante et soixante
furent des années d’expansion pour à peu près tout le monde, et de fortune pour
une poignée. Délaissant les affaires pour le Parlement, Auguste, à présent
lesté par un ventre protubérant retenu par deux bretelles, sut habilement tirer
les fils. La Maçonnerie à laquelle il souscrivit contre ses propres convictions
lui apporta cette manne qui permet de faire couler l’argent à flots sans trop
d’efforts. Jusqu’à atteindre une forme de lassitude devant tant de capital
accumulé dont il ne savait que faire.
Ce fut là, au milieu
de l’été 1955, qu’il se souvint qu’il avait une femme, dans cette sombre
demeure bordelaise qu’il possédait. Puisque tout était devenu si ennuyeux, si
lassant et si répétitif, pourquoi ne pas revenir à la source, là où tout avait
commencé ?
Il la fit appeler au
jardin, et, pour la première fois depuis des années, la regarda.
Tandis qu’elle
demeurait silencieuse, le regard baissé vers le massif de roses, il se surprit
à reconnaître dans ce visage éteint un peu de cette lueur d’âme qui l’avait, en
des temps reculés, touché.
Eteinte, certes, et
pâle. Désespérément pâle. Mais encore assez belle, sous sa mise disgracieuse.
Il en fut troublé.
« Ma chère amie.
Je sais que je me suis fort mal occupé de vous. Je vous prie de ne pas m’en
tenir trop rigueur »
Elle leva son regard
en direction de cet homme qu’elle reconnaissait avec difficulté, tant il
s’était physiquement détérioré.
« Quelque chose
ne va pas, Suzanne. Quelque chose ne va pas. Et je ne sais pas quoi »
Elle le vit lentement
s’affaisser et retenir son souffle.
« Je peux faire
quelque chose ? »
Les mots s’étaient
échappés d’elle sans qu’elle eût le temps de les réfléchir. Et son teint
s’empourpra.
« Je me sens si
seul, soudain…. »
Il n’eut plus de
force, et son corps plia sous son propre poids.
« Appuyez-vous
donc sur moi »
https://www.youtube.com/watch?v=JwYX52BP2Sk
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