samedi 7 janvier 2017

SUNDANCE (Genèse vol.1) - chapitre 1




Pour comprendre d’où vient la fortune d’Auguste Lewitt, il suffit de tourner le regard vers l’épouse. Suzanne, cette frêle et discrète moitié, dont la silhouette apparaît sur certaines photographies en arrière plan, est la troisième de la famille Desmaret. La célèbre, la riche, la fascinante famille Desmaret, les plus grands propriétaires de la région de Calais.
Etre née fille, cadette de surcroit, venant après deux garçons aux destinées tracées en lettres d’or dans la saga d’une des familles bourgeoises les plus fortunées de l’hexagone, constitue une position beaucoup moins enviable qu’il n’y parait. On a beau de nos jours considérer les femmes comme les égales des hommes, arriver après deux héritiers mâles n’offre en certaines contrées et dans certains milieux que des inconvénients.
Suzanne fut élevée à l’ombre et confinée dans ses recoins, aussi longtemps que ses parents furent en quête d’un bras suffisamment long pour la faire déguerpir d’une place qu’elle occupait aussi discrètement qu’un bibelot. Timide mais opiniâtre, la jeune femme récusa néanmoins un à un les quelques soupirants introduits de force dans le peu d’intimité auquel elle avait droit. Se réfugier dans le silence fut sa seule défense, et les riches prétendants, découragés par cette indifférence polie, remisèrent sans insister leurs rêves de fortune. De guerre lasse, les Desmaret se résignèrent à l’expédier à sa majorité dans la capitale, un peu comme on se débarrasse d’un mobilier dont la présence à la cave encombre la tranquillité d’esprit.
Aussi vrai que les bâtiments austères de Calais avaient eu raison de son teint, pâle jusqu’à la transparence, les façades étourdissantes des immeubles du Boulevard Saint Germain illuminèrent la jeune provinciale, lui révélant soudain un monde gorgé de promesses. Chez elle, en cette terre peu fertile où la renommée familiale l’avait recouverte d’un linceul, elle ne pouvait s’irriguer que secrètement, à l’abri du regard des siens. Et ce fut au cœur du collège catholique pour jeunes filles de bonne famille où on l’avait placée en internat, dans cette excroissance de sa prison d’origine, que le commencement d’un miracle eut lieu. Dont elle ne prit conscience que tardivement, arpentant seule, quelques années plus tard, les grandes artères de la Ville Lumière.
Elève douée, elle fut tôt repérée, puis encouragée, par quelques uns de ces maîtres qui, dans les années d’avant guerre, fourmillaient dans les établissements de province. Ses notes étaient excellentes, suffisamment en tout cas pour qu’à de nombreuses reprises ces bonnes fées ne vinssent frapper à la lourde porte fermée à double tour des parents Desmaret, quémandant un traitement adéquat envers les dispositions intellectuelles de la demoiselle.
L’obstination eut, à la longue, raison de ces esprits si conventionnels que seule l’envie d’être débarrassés d’un tracas fit céder. Monsieur et Madame se concertèrent, puis d’une seule voix décrétèrent un soir de mai que la petite partirait en septembre s’inscrire du côté de la rue d’Ulm.
Une tante servit de facilitatrice. Elle possédait non loin de la célèbre école quelques immeubles loués à des prix fort élevés à de jeunes étudiants issus de la classe supérieure. Contactée par sa sœur, elle consentit après quelques palabres à mettre gracieusement à la disposition de sa nièce une petite chambre de bonne, au sixième étage du 25 de la rue Bonaparte.
Ainsi Suzanne put s’installer au cœur même de ce que la rumeur populaire nomme « la vie », et à partir de là s’aventurer à découvrir la sienne.  Sortant peu et étudiant jusque fort tard à la lueur d’une bougie, elle devint un des meilleurs éléments de sa promotion. Jusqu’à être encouragée à se présenter au concours d’entrée de l’Institut des Sciences Politiques.
Où elle rencontra Auguste.
Ce fut elle qui le repéra en premier. Comment échapper à cette force animale qui, déjà, en cette année 1937, irradiait ? Tout était déjà en place à cet âge-là, chez cet homme façonné pour le pouvoir, auquel, pour le meilleur  mais surtout pour le pire, elle allait s’unir pendant plus de quarante années.
Lorsqu’elle le remarqua, juché sur une estrade et faisant de grands moulinets avec ses bras, il était par trop occupé à ignorer les quelques dix soupirantes qui à ses pieds s’agglutinaient, avec cette forme de détachement irrésistible à l’esprit de cour dont il était l’épicentre. C’était le jour de la rentrée, première matinée de la première année d’études, et déjà, avant même que les visages ne dévoilent leur identité, il s’était fait un nom. Tous, les garçons comme les filles, semblaient chavirés par ce généreux tourbillon.
Il la remarqua un soir, calfeutrée sous un épais châle, dans un coin peu éclairé de la bibliothèque. Pour ce cancre féru de pragmatisme, cette petite donzelle renfermée dont il ignorait encore le patronyme flairait bon l’investissement. Personnifiant son parfait complément, elle détenait ce qu’il avait absolument besoin d’acquérir pour réussir son ascension, et il perçut aussitôt quels avantages il pourrait tirer de cette union de contraires.
Il la prit donc sous sa coupe, et se plaça sous la sienne, se métamorphosant à ses côtés en un élève studieux à quelques mois des examens. Elle lui enseigna aussi sérieusement que possible les matières dans lesquelles il était faible, c’est-à-dire presque toutes. Et ils prirent rapidement l’habitude de poursuivre fort tard dans la nuit leurs travaux chez elle.
Jusqu’à ce qu’un soir, profitant d’un relâchement de sa vigilance, il lui enseignât à son tour quelque chose dont elle ignorait jusqu’à l’existence.
Elle tomba instantanément amoureuse, et ils devinrent amants.
Lorsque, après quelques semaines, il apprit ce que signifiait son nom, cela lui plut, beaucoup. Lâchant soudain sa taille, il lui demanda sa main.
Les présentations eurent lieu à Calais, par un samedi de septembre. Les Desmaret firent entrer le prétendant par la porte du salon, et les yeux de la maitresse de maison s’attardèrent sur les chaussures du jeune homme. Il s’assit aussitôt, et d’un sourire éclatant, déclara identité, pedigree et flamme en quelques minutes.
Il marqua des points en abordant la carrière politique du futur beau père par le bon angle, vantant sans paraître flatter les mesures de rigueur qu’il avait imposées à ses administrés lors de son premier mandat de Maire. Y décryptant les assises idéologiques, il les mit habilement en perspective, et se lança dans un long plaidoyer d’où il ressortit que pour maintenir un monde en équilibre, il convenait de veiller à ce que les intérêts d’en haut soient le mieux préservés.
Le politique s’en trouva conforté, et l’homme séduit. Puis ce fut au tour de Madame, qu’il n’eut à cueillir qu’en quelques minutes. On lui proposa d’autres chaussures, qu’il accepta puis mit à son pied.
L’affaire du mariage ne prit que quelques mois. Suzanne Desmaret devint Madame Lewitt, et Auguste enfin lui même.
En moins de deux ans, le beau père l’avait placé à la tête d’un des plus beaux fleurons du groupe industriel familial, spécialisé dans l’armement naval.
L’invasion allemande et l’occupation qui lui succéda transformèrent le plomb en or, faisant du royaume Desmaret un Empire, d’Auguste un César, des deux beaux parents deux macchabées  relégués dans un mausolée.
Et de Suzanne, l’ombre d’elle même. 

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