L’ancien juge d’instruction dénonce dans un livre coup de poing, « Offshore », l’insolente bonne santé des places financières non coopératives.
En septembre 2009, à la suite du sommet du G20 qui s’était tenu à Londres, Nicolas Sarkozy, alors président de la République, annonçait : « Les paradis fiscaux, c’est terminé. » Treize ans plus tard, quel état des lieux faites-vous ?
Renaud Van Ruymbeke : Je n’ai jamais cru un instant à cette déclaration du président Sarkozy. D’ailleurs, le pensait-il réellement ? Après 2009, les difficultés que j’ai rencontrées dans mes enquêtes financières n’ont pas été levées. Bien au contraire. Aujourd’hui, les paradis fiscaux n’ont jamais été aussi florissants. Les circuits de blanchiment drainent de plus en plus d’argent. Ils assèchent littéralement les comptes publics de tous les pays. L’économiste Gabriel Zucman évalue à 8 700 milliards de dollars les avoirs cachés via les sociétés offshore. Rendez-vous compte : cette somme correspond à un siècle d’impôts sur le revenu payés par les Français ! C’est tout aussi délirant que scandaleux…
Ces dix dernières années, les grandes démocraties ont pourtant pris des mesures. Des listes noires, grises ou blanches des pays ont été créées en fonction de leur coopération fiscale. Cela n’a servi à rien ?
Tout cela n’est que du brouhaha. Une illusion. Et une tromperie. Ces listes sont aujourd’hui quasi vides ! En l’absence de contrôle effectif, il suffit à un pays qui est inscrit sur une liste de modifier sa législation et de l’adopter aux standards internationaux pour passer du noir au gris, puis du gris au blanc. Ces critères se sont donc révélés totalement inopérants. Cela a juste permis aux paradis fiscaux de gagner en respectabilité tout en continuant à accueillir l’argent sale. Ainsi l’hypocrisie triomphe-t-elle.
Quand on évoque les paradis fiscaux, on cite immanquablement le Luxembourg, Gibraltar, Chypre, les Bermudes, Panama... Mais, selon vous, on oublie trop souvent de mentionner les Etats-Unis et la Grande-Bretagne.
Les Britanniques disposent avec la City d’un outil incomparable dans le monde de la finance offshore. Ses banquiers agissent de concert avec les cabinets de conseil implantés dans les îles anglo-normandes, Jersey, Guernesey ou l’île de Man. L’immobilier de luxe est particulièrement convoité. Selon Transparency International, 36 432 biens immobiliers situés dans les quartiers les plus chics de Londres appartiennent à des sociétés enregistrées dans ces paradis fiscaux. C’est considérable.
Quant aux Etats-Unis, ils n’ont rien à envier à la Grande-Bretagne. Ils tolèrent, protègent et assurent la prospérité des îles Caïmans ou des Bahamas, proches de leur frontière. Surtout, ils disposent, comme les Anglais, d’un paradis fiscal sur leur propre territoire : le Delaware. Ce petit Etat de la côte Est (6 500 kilomètres carrés) compte un million de sociétés pour le même nombre d’habitants. Pour la plupart, ce ne sont que de simples boîtes aux lettres qui permettent aux plus grandes entreprises américaines d’éluder l’impôt via ces sociétés écrans.
L’Europe est-elle plus exemplaire ?
L’Union européenne compte en son sein des pays comme le Luxembourg, Chypre ou Malte, qui vivent de l’offshore et bloquent toutes les réformes. Elle doit aussi balayer devant sa porte. En réalité, chaque partie du monde possède ses propres paradis fiscaux : Singapour et Hongkong pour l’Asie, les Seychelles et l’île Maurice pour les dictateurs africains, et si Dubaï accepte l’argent du monde entier, l’émirat est surtout prisé des pays du Moyen-Orient. Cette répartition géographique permet de comprendre pourquoi au niveau mondial il n’existe aucune volonté d’éradiquer les paradis fiscaux.
Vous citez Dubaï. En quelques années, n’est-il pas devenu l’un des paradis fiscaux les plus actifs sur la planète ?
C’est incontestable. Avec l’effondrement de l’économie libanaise, l’émirat s’est transformé en un nouvel eldorado pour tous ceux qui cherchent à cacher leur fortune. Le placement dans l’immobilier à Dubaï est même en passe de remplacer l’ouverture d’un compte en Suisse. Dubaï se vend comme un double refuge. Il protège les personnes, en les mettant à l’abri des mandats d’arrêt internationaux, et conserve leurs capitaux, en ne coopérant pas avec les autres pays. Dubaï voit donc affluer les oligarques russes qui cherchent à éviter les sanctions internationales suite à la guerre en Ukraine.
En la matière, vous ne pouvez pas nier que de réelles mesures ont été prises par les États.
Au regard de la fortune amassée par les oligarques russes, les saisies opérées ne sont qu’une goutte d’eau dans la mer. Les 510 personnalités et entités russes ou biélorusses qui figurent sur la seule liste européenne ont accumulé des centaines de milliards de dollars. Or, en mars 2022, le montant total des avoirs gelés par les Européens ne s’élevait qu’à 15 milliards... En France, en juillet 2022, nous avions juste saisi pour un peu plus de 1 milliard. L’argent de ces oligarques demeure pour l’essentiel bien à l’abri dans les paradis fiscaux, hors de portée des justices européennes.
Vous pointez aussi du doigt l’utilisation qui est faite par certains milliardaires de leurs jets privés.
Prenons l’exemple de l’oligarque Oleg Tinkov. Il s’est offert en 2013 un Falcon 2000 pour 28 millions de dollars, puis il l’a revendu en 2014 afin d’acheter un Falcon 900 (35 millions de dollars). En 2016, il a également fait l’acquisition d’un Falcon 7X (48 millions de dollars). Ces appareils fabriqués par Dassault ont été livrés au Bourget. Mais comme ces achats ont été effectués par des sociétés écrans enregistrées sur l’île de Man, aucune TVA n’a été réglée. Au total, l’escroquerie s’élève à 18 millions d’euros. La prolifération des jets privés, qui constituent par ailleurs une source de pollution, est donc aussi synonyme de fraude fiscale.
A vous lire, compte tenu de l’ampleur des scandales, on a du mal à comprendre pour quelles raisons les Etats continuent à se montrer si tolérants vis-à-vis des paradis fiscaux…
Sans doute la mondialisation a-t-elle tout accéléré. Les multinationales, aidées par des bataillons de juristes, peuvent aujourd’hui défiscaliser leurs bénéfices avec une facilité déconcertante. Les Etats se sentent impuissants. Sans compter que certains dirigeants – y compris européens – ont caché des sommes gigantesques dans les paradis fiscaux. En octobre 2021, à travers le scandale des « Pandora Papers », on a découvert que 330 politiciens et hauts fonctionnaires (actuels ou anciens) avaient des comptes enregistrés dans des sociétés offshore. C’était le cas d’Uhuru Kenyatta, le président du Kenya, du roi Abdallah II de Jordanie, d’Ali Bongo, le président gabonais, de Dominique Strauss-Kahn, l’ex-directeur général du FMI, ou d’Andrej Babis, l’ex-Premier ministre tchèque.
Enfin, je crois que c’est un peu comme avec le réchauffement climatique. Ce n’est que lorsque l’on commence à en ressentir les effets que l’on se décide à agir. Quand les citoyens comprendront que l’argent qui manque pour financer la santé publique ou les écoles se trouve dans les paradis fiscaux, alors les responsables politiques seront contraints de passer à l’action.
(propos recueillis par Matthieu Aron – Nouvel Obs 9/11/2022)
Offshore. Dans les coulisses édifiantes des paradis fiscaux, par Renaud Van Ruymbeke, Les Liens qui libèrent, 272 p., 20 euros.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire