jeudi 15 décembre 2022

La gifle d'Adrien Q.

Trois mois que la France entière a, de gré ou de force, pénétré la chambre à coucher d’Adrien et Céline, que nous nous sommes immiscés le pied coincé dans la porte dans leur intimité, que nous tartinons les réseaux de nos milliers d’avis tranchés mâtinés d’émoticones furieux ou moqueurs. Qu’à la suite de ces centaines d’heures de télévision, de radio, de vidéos et d’articles consacrés à disséquer une histoire de couple finissante dont personne sinon les deux intéressés ne sait grand chose, nous avons investi et nourri cette pompe aspirante moderne que l’on appelle le tribunal médiatique. Tribunal où comme dans les jeux du cirque chacun regarde, commente, crie, se bouche le nez, siffle, jure qu’on l’a forcé à venir tout en ne pouvant s’interdire de manifester d’une façon ou d’une autre sa présence, et participe. On peut avoir honte de regarder tout en ayant hâte d’en connaître la suite, ou au contraire s’y engouffrer et taper frénétiquement 1 pour Adrien ou 2 pour Céline. Puis s’en lasser, et zapper sur les dernières confessions d’Harry et Meghan, parce que même si elles sentent un peu le soufre elles font quand même un tantinet plus rêver.

Tantôt avocat, tantôt procureur, tantôt juge, tantôt juré, on se plaît, on se complaît à prendre partie, à débiner l’un pour sauver l’autre, à accuser pour mieux sanctifier, à réclamer une tête pour l’enfoncer sous terre, à fomenter des hypothèses de prétoires à partir de témoignages ayant fuité. On se sent comme ces gens qui ne peuvent s’empêcher de balancer à tout bout de champ leurs petits avis à la cantonade, et qui pour mieux s’en dédouaner le font précéder d’un pompeux : « je me dois de te dire ». Comme s’ils s’étaient en eux-mêmes dédoublés et auto amnistiés des éventuels griefs qu’on pourrait leur faire. « C’est mon sens du devoir qui fait que je dis ce que tu sembles contester, un devoir que j’ai envers moi même et que je brandis tel un bouclier ! Et c’est ce sens du devoir qui fait de moi l’homme de bien que je suis et qui dit qu’Adrien Q. est entaché d’indignité d’avoir commis ce geste-là, ce geste impardonnable ! Par impardonnable j’entends par là que moi, c’est-à-dire la société, ne pouvons, ne devons lui pardonner, ne lui pardonnerons jamais ! Et qu’importe si Céline, elle, lui avait en son temps pardonné, qu’importe que cette gifle remonte à plus d’un an avant que la main courante ait fuité, qu’importe ce dans quoi s’est immiscée cette gifle, l’avant, l’après, le depuis la gifle, la gifle d’Adrien sur Céline, cette gifle-là est une faute impardonnable, toutes les excuses du monde ne conduiront jamais à l’absolution, cette gifle-là rassemble toutes les violences d’où qu’elles soient parties, les aspire et les annule toutes, il ne reste plus qu’elle. Et donc je me dois de dire … ».

Avez-vous comme moi remarqué cette injonction faite à quiconque prend publiquement la parole sur ce sujet si intime ? Avez-vous comme moi noté cet automatique préambule avant que de prendre la parole sur le drama des époux Quatennens, ce « je me dois » auquel je me référais, consistant en une condamnation ferme et sans équivoque de ladite gifle, condamnation de laquelle tout ensuite découlera ou devra découler, comme allant de soi en tant que point de départ non négociable ? Ne vous méprenez point : je ne sous entends en rien que cette gifle soit rien, qu’elle ne soit point en tant que telle une violence, et une violence évidemment en soi inacceptable. Je ne le pense ni le sous entends. Mais j’observe que la connaissance que nous avons de cette gifle a fait suite à une main courante faite un an après le fait de violence en question, c’est-à-dire à un moment clef choisi par l’un des membres du couple en conflit. Et cette gifle sortie des limbes a recouvert et conditionné tout le reste de l’histoire telle qu’elle s’est rendue publique. Et je note que si la gifle fut non intentionnelle bien que grave en tant que telle, sa mise en lumière, quant à elle, fut belle et bien intentionnelle selon une temporalité correspondant à l’agenda de la victime. Laquelle victime, et elle l’est au regard de cette gifle ancienne, dès lors, prend le contrôle du narratif, comme le personnage joué par Isabelle Huppert dans le film ELLE, prenait le contrôle de son violeur et renversait les rôles du chat et de la souris. Ce qui, dans un cas comme dans l’autre, ne me pose en soit aucun problème : si une femme victime de violence parvient avec habileté à renverser à son avantage le déséquilibre bourreau victime, je suis clairement tenté d’applaudir. Dans le film de Paul Verhoeven où le spectateur que j’étais avait eu connaissance de tous les éléments à charge et à décharge dans les séquences précédant le retournement de situation final, cela se comprend et cela est jouissif. Si « Elle » fut victime, elle ne sera jamais réduite à son viol et à son statut de victime, elle ne se résumera pas à une « femme violée », le film l’aura transformée en victorieuse chasseresse et son violeur en gibier.

Mais je pose la question : sommes-nous dans l’autre cas aussi certains que les spectateurs de ELLE de ce qui s’est passé hors champ, dans la chambre à coucher des époux Quatenens, non seulement ces tous derniers mois, mais un an auparavant, lors de cette séquence où le coup fut porté ? Nous ne pouvons guère que nous imaginer ce que nombre d’entre nous ont vécu ou surpris : une dispute qui va crescendo où chacun donne à l’aimé une image de soi peu amène, où les mots se muent en flèches et transpercent le cœur, où le sol se dérobe sous leurs pieds, où la mauvaise foi, le chantage, la menace pointent le nez, où tous les coups sont d’autant plus permis que le mal qui ronge les êtres fait qu’ils peuvent ne plus les maîtriser. L’on est, en ces moments de disgrâce de soi-même où les sentiments éprouvés pour l’autre se sont retournés en colère, au pire de soi-même, tellement ce qu’on n’aurait jamais aimé donner à voir et qu’on se hâte de vouloir l’oublier au plus vite. La colère, la rage, le dégoût, la peur ont pris possession de nous, nos voix sont déchirées, nos traits maculés, nos visages devenus laids. Les arguments les plus vils et les plus blessants peuvent alors jaillir sur fond d’apocalypse domestique, les enfants brandis comme moyen de pression, les biens matériels, la réputation, tout y passe. Et l’on ne sait ce qui ce soir-là fut dit qui conduisit à cette explosion qu’est la gifle dont tout le monde se devrait de parler d’abord et avant tout. Gifle dont il conviendrait de faire l’alpha et l’oméga de cette soirée d’horreur banale en tant que telle mais douloureusement tragique pour les deux intéressés et pour eux seuls. Soirée d’un an antérieure à la séparation effective et à la main courante de l’épouse, depuis transformée en dépôt de plainte.

A vous qui lisez ces lignes et voulez nous imposer à tous et à chacun de dire d’abord et avant tout ce que vous avez mis au cœur de cette affaire qui ne nous regarde ni vous ni moi, à vous qui réclamez qu’Adrien Q. se taise, s’efface, prenne du champ, s’évanouisse dans l’anonymat, qu’on lui ôte dignité et mandats, tandis qu’au même titre que son épouse et sans doute différemment compte tenu de son statut d’homme public il vit un calvaire personnel doublé d’une surexposition médiatique d’une violence inouïe, je dirais ceci : qui êtes-vous pour juger aussi promptement d’une affaire dont vous êtes si peu informé et qui ne vous regarde point ? En pareille circonstance, que vous soyez homme ou femme, auriez-vous fait différemment, en êtes-vous bien sûr, vous qui paraissez si affirmatif, derrière votre assurance séculaire à excommunier le mal … Etes-vous vraiment certain qu’en tant que telle une gifle est nécessairement, automatiquement et sans aucune réserve plus grave qu’un processus de violences psychologiques ayant pu, au conditionnel, conduire à perdre ses nerfs jusqu’à porter ce coup-là ? Quand je dis certain : vous étiez dans la pièce avec eux ? Et pour finir, le choix un an après la gifle de faire de celle-ci l’épicentre d’une séparation dans l’argumentaire de celle qui part, cela ne vous rappelle pas, d’une certaine façon, l’intelligence de stratège du personnage d’Isabelle Huppert, renversant à son avantage une situation au-delà de l’humiliation ?

C’est là le secret du succès addictif de ces affaires intimes faisant leur miel sur nos chaînes : elles en disent tant et tant sur nous-mêmes, et savent si bien par cela nous happer parfois contre notre bon vouloir jusqu’à faire de nos indignations un hochet pour idiots utiles. Et telles des corridas elles se repaissent du sang et des malheurs d’individus somme tous semblables à nous sur lesquels elles nous offrent contre quelques tunnels de publicité mille occasions par an d’user d’un pouvoir factice. Celui d’absoudre ou de bannir à peu de frais




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