Dans les années 30, Célestine, une
jeune femme de chambre de 32 ans, arrive de Paris pour entrer au service d’une
famille de notables résidant au Prieuré, leur vaste domaine provincial. La
maîtresse de maison, hautaine et dédaigneuse avec sa domesticité, est une
puritaine frigide, maniaque et obsédée par la propreté. Célestine doit alors
affronter les avances du mari sexuellement frustré, ainsi que le fétichisme du
patriarche, un ancien cordonnier qui lui demande de porter des bottines qu’il
tient jalousement enfermées dans un placard. Malgré sa répugnance, Célestine est
contrainte de côtoyer Joseph, le palefrenier de ses patrons, un rustre aux
tendances sadiques, racistes et activiste d’extrême droite. Celui-ci a
d’ailleurs des vues sur elle, l’associant à son projet de s’établir bistrotier.
Claire, une petite fille pour laquelle Célestine s’est prise d’affection, est
retrouvée violée et assassinée. Célestine est persuadée de la culpabilité de
Joseph et feint d’accepter de devenir sa femme pour obtenir ses aveux. Devant
son mutisme, elle fabrique de faux indices pour le confondre, tout cela en pure
perte, puisqu’il sera finalement innocenté et partira ouvrir son bistro avec
une autre femme. Parallèlement, Célestine entreprend de se faire épouser par le
voisin de ses patrons, l’ex capitaine Mauger, un retraité aisé, autoritaire et
tonitruant qu’elle domine cependant en exerçant subtilement son pouvoir de
séduction.
Avec Le journal d’une femme de chambre, Luis Buñuel, de retour d’Amérique
du Sud après un long exil, revient en 1963 poser sa caméra en France et démarre
sa collaboration avec le scénariste Jean-Claude Carrière pour ce qui sera la dernière
partie et surement le sommet de sa filmographie. Sans aucun doute le plus linéaire
et le plus classique des sept films qu’ils tourneront ensemble, cette nouvelle
adaptation du célèbre roman d’Octave Mirbeau, que le cinéaste resitue dans les années
trente, contient tous les thèmes récurrents du réalisateur, et s’attelle à décrire
avec délectation toute une galerie de monstres que la bonne société tient pour
convenables.
Enigmatique en diable, mutine et
insaisissable, Célestine est notre relais pour pénétrer l’intimité et les
pulsions enfouies d’une grande maison bourgeoise où le temps s’est comme replié
sur lui-même, une maison sur plusieurs niveaux, pleine de couloirs, de recoins
et de secrets pas forcément reluisants. Frustrée par un mari volage, la
maitresse des lieux, caricaturale grenouille de bénitier, règne en maitresse
femme sur un aéropage de domestiques qu’elle malmène par ses incessantes
réclamations, et demande conseil au curé de la paroisse sur les caresses qu’il
conviendrait qu’elle prodigue à son mari pour réveiller ses ardeurs. Ce dernier,
érotomane quelque peu ridicule étouffant dans ce décor et cette vie trop pesante,
en est réduit à sauter sur tout ce qui bouge, engrosse parfois les soubrettes
et essuie les refus de Célestine en refreinant sa vigueur virile frustrée. Le père
de son épouse, vivant reclus dans sa chambre, souffre d’un fétichisme des plus cocasses
qu’il met en scène dans le plus grand secret autour de rituels de lecture dans
lesquels il entraine la jeune femme de chambre. Enfin le garde-chasse accumule
toutes les tares misanthropes, sexisme, antisémitisme, racisme, et pour
couronner le tableau, pédophilie. Voilà ce qui ressort quand on secoue un peu
la boite où tous ces personnages si convenables cohabitent, et que l’arrivée de
Célestine dans ce vase clos va un à un révéler.
Fidèle à sa réputation goguenarde et
anarchiste, Buñuel se délecte à brocarder au vitriol tous ces personnages
prisonniers d’un vieux fond rance et réactionnaire propre à cette France provinciale
de l’avant guerre proche idéologiquement de l’Action Française, recluse dans
ses immenses propriétés, ne jurant que par l’armée, par le patriotisme et par l’église,
et rejetant toutes ses frustrations sur les juifs et les métèques. Maitres,
domestiques et bon peuple, tous font les frais de la misanthropie vacharde du réalisateur
d’Un chien andalou et de L’âge d’or.
Débusquant leurs pulsions les plus maladives, il utilise comme un révélateur ce
personnage anguille de femme de chambre au faciès indéchiffrable pour tisser en
virtuose avec une caméra tendue comme un scalpel un féroce jeu de massacre d’une
société fonctionnant comme un organisme malade, que n’auraient certainement pas
renié un Balzac ou un Flaubert. Une société pétrie de faux semblants où la bêtise
triomphe et où la pureté est sacrifiée.
Célestine, à laquelle Jeanne Moreau prête
tout son mystère et toute sa grâce, est comme un double du regard du cinéaste,
et un personnage cinématographique idéal en tant que catalyseur de l’action. Révélateur des secrets les plus noirs et des pulsions enfouies,
bras armé poétique de justice, instrument d’une ironie mordante, fausse oie
blanche aux aguets et personnage opaque dont on ignore autant les motivations
que les ressorts psychologiques.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire