mercredi 29 janvier 2020

Chefs d’œuvre du 7ème art - Le journal d’une femme de chambre



Dans les années 30, Célestine, une jeune femme de chambre de 32 ans, arrive de Paris pour entrer au service d’une famille de notables résidant au Prieuré, leur vaste domaine provincial. La maîtresse de maison, hautaine et dédaigneuse avec sa domesticité, est une puritaine frigide, maniaque et obsédée par la propreté. Célestine doit alors affronter les avances du mari sexuellement frustré, ainsi que le fétichisme du patriarche, un ancien cordonnier qui lui demande de porter des bottines qu’il tient jalousement enfermées dans un placard. Malgré sa répugnance, Célestine est contrainte de côtoyer Joseph, le palefrenier de ses patrons, un rustre aux tendances sadiques, racistes et activiste d’extrême droite. Celui-ci a d’ailleurs des vues sur elle, l’associant à son projet de s’établir bistrotier. Claire, une petite fille pour laquelle Célestine s’est prise d’affection, est retrouvée violée et assassinée. Célestine est persuadée de la culpabilité de Joseph et feint d’accepter de devenir sa femme pour obtenir ses aveux. Devant son mutisme, elle fabrique de faux indices pour le confondre, tout cela en pure perte, puisqu’il sera finalement innocenté et partira ouvrir son bistro avec une autre femme. Parallèlement, Célestine entreprend de se faire épouser par le voisin de ses patrons, l’ex capitaine Mauger, un retraité aisé, autoritaire et tonitruant qu’elle domine cependant en exerçant subtilement son pouvoir de séduction.

Avec Le journal d’une femme de chambre, Luis Buñuel, de retour d’Amérique du Sud après un long exil, revient en 1963 poser sa caméra en France et démarre sa collaboration avec le scénariste Jean-Claude Carrière pour ce qui sera la dernière partie et surement le sommet de sa filmographie. Sans aucun doute le plus linéaire et le plus classique des sept films qu’ils tourneront ensemble, cette nouvelle adaptation du célèbre roman d’Octave Mirbeau, que le cinéaste resitue dans les années trente, contient tous les thèmes récurrents du réalisateur, et s’attelle à décrire avec délectation toute une galerie de monstres que la bonne société tient pour convenables.

Enigmatique en diable, mutine et insaisissable, Célestine est notre relais pour pénétrer l’intimité et les pulsions enfouies d’une grande maison bourgeoise où le temps s’est comme replié sur lui-même, une maison sur plusieurs niveaux, pleine de couloirs, de recoins et de secrets pas forcément reluisants. Frustrée par un mari volage, la maitresse des lieux, caricaturale grenouille de bénitier, règne en maitresse femme sur un aéropage de domestiques qu’elle malmène par ses incessantes réclamations, et demande conseil au curé de la paroisse sur les caresses qu’il conviendrait qu’elle prodigue à son mari pour réveiller ses ardeurs. Ce dernier, érotomane quelque peu ridicule étouffant dans ce décor et cette vie trop pesante, en est réduit à sauter sur tout ce qui bouge, engrosse parfois les soubrettes et essuie les refus de Célestine en refreinant sa vigueur virile frustrée. Le père de son épouse, vivant reclus dans sa chambre, souffre d’un fétichisme des plus cocasses qu’il met en scène dans le plus grand secret autour de rituels de lecture dans lesquels il entraine la jeune femme de chambre. Enfin le garde-chasse accumule toutes les tares misanthropes, sexisme, antisémitisme, racisme, et pour couronner le tableau, pédophilie. Voilà ce qui ressort quand on secoue un peu la boite où tous ces personnages si convenables cohabitent, et que l’arrivée de Célestine dans ce vase clos va un à un révéler.

Fidèle à sa réputation goguenarde et anarchiste, Buñuel se délecte à brocarder au vitriol tous ces personnages prisonniers d’un vieux fond rance et réactionnaire propre à cette France provinciale de l’avant guerre proche idéologiquement de l’Action Française, recluse dans ses immenses propriétés, ne jurant que par l’armée, par le patriotisme et par l’église, et rejetant toutes ses frustrations sur les juifs et les métèques. Maitres, domestiques et bon peuple, tous font les frais de la misanthropie vacharde du réalisateur d’Un chien andalou et de L’âge d’or. Débusquant leurs pulsions les plus maladives, il utilise comme un révélateur ce personnage anguille de femme de chambre au faciès indéchiffrable pour tisser en virtuose avec une caméra tendue comme un scalpel un féroce jeu de massacre d’une société fonctionnant comme un organisme malade, que n’auraient certainement pas renié un Balzac ou un Flaubert. Une société pétrie de faux semblants où la bêtise triomphe et où la pureté est sacrifiée.

Célestine, à laquelle Jeanne Moreau prête tout son mystère et toute sa grâce, est comme un double du regard du cinéaste, et un personnage cinématographique idéal en tant que catalyseur de l’action. Révélateur des secrets les plus noirs et des pulsions enfouies, bras armé poétique de justice, instrument d’une ironie mordante, fausse oie blanche aux aguets et personnage opaque dont on ignore autant les motivations que les ressorts psychologiques.


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