lundi 7 août 2017

Le 3e voile - prologue


Ils s’étaient détachés des quatre versants de l’univers, là où survivent en nuées miséreuses les damnés de lignées aussi infectées qu’un corps décomposé de vache livrée à l’appétit des insectes.
Ils s’étaient dénudés, puis recouverts d’une peau de bête, avaient chaussé des souliers à la semelle épaisse, suffisamment résistante pour traverser des saisons entières les sentiers couverts de givre et de terre boueuse les séparant de leur but. Ils avaient dit adieu aux leurs, à leurs pères, à leurs mères, leurs frères, leurs sœurs, leurs enfants. Les avaient enlacés sans une larme, se contentant juste d’un regard, profond, pénétrant, comme de dire, sans trahir le secret, je reviendrai, probablement, sûrement, peut-être – mais tel que tu me vois, tu ne me verras plus.
Ils se détachèrent de chacun de leurs biens, les donnèrent, les brûlèrent même, disséminant leurs cendres au souffle du vent. De ce qu’ils avaient accumulé ils ne conservèrent que le strict nécessaire. Un peu d’eau dans une gourde en cuir, un coupe coupe à la lame affutée, un sac de couchage, et, pour certains, quelques cigarettes, à consumer jusqu’à l’avant dernier jour.
Ils rangèrent ce peu d’eux-mêmes dans un petit sac à dos, saisirent le bâton aux quatre cent quatre nœuds de prières, qu’ils avaient confectionné les quatre nuits précédentes. Cent et un sachets de tissu rouge contenant un peu de feuilles écrasées, chacun renfermant un vœu. Cent et un sachets noirs. Et puis cent et un jaunes. Et enfin cent et un blancs.
Ils avaient suivi le rituel séparément, assis à même la terre, légèrement voûtés, enroulant un à un les vœux dans la ficelle. Une couleur pour chaque point cardinal. Chacun, dans la mesure accordée à chacun de leurs gestes, dans cet exercice exigeant une infinie patience, avait déjà entrepris le détachement. Lorsque le dernier nœud fut fait, leurs noms, comme des peaux mortes, tombèrent au sol.  
Ils quittèrent tôt leurs maisons, sans saluer quiconque, avant que ne chante le coq, et partirent sans se retourner. La marche dura des mois. Tous survécurent. Ils ne mangeaient que des racines, et ne se désaltéraient qu’une ou deux fois par jour. Le soir, à la tombée du soleil, leurs jambes fléchissaient, et leurs corps, endoloris par l’épuisement, s’affaissaient. Ils aperçurent enfin la haute montagne, et reconnurent le petit sentier de terre.
C’était là.
N’écoutant que leur cœur, ils gravirent quelques deux cent mètres, et entrèrent dans la forêt. Les branchages entremêlées les contraignirent à couper dans le vif pour se frayer un chemin jusqu’au camp. Les feuilles repoussaient vite, ils le savaient, ce n’était donc pas crime contre mère nature, simplement un pacte entre eux et elle, laisse-moi entrer en ton sein, autorise cette liberté de trancher en laissant intactes les racines, et alors je m’abandonnerai.
La silencieuse, alors, leur donna son accord, et un à un, épuisés de joie, ils descendirent les flancs jusqu’à la grand pierre. Un âtre aux cendres froides. Ils reconnurent aussitôt ce qu’ils avaient tous rêvé. C’était le point d’où ils partiraient, là où ils reviendraient.
Ils coupèrent du petit bois, le disposèrent en plusieurs tas puis, frottant avec force deux pierres l’une contre l’autre, les écrasant en prenant bien soin de ne pas les briser, ils firent jaillir le feu. L’un d’entre eux fut désigné gardien. Il resterait là, de jour et de nuit, veillant à ce que la flamme jamais se s’éteigne. Autrefois, avait-il dit, il avait déjà fait le voyage. Sa présence parmi eux n’était que don de soi, comme le traduisaient ce regard luisant de conscience éveillée d’avant la naissance du monde.
Ils partirent chacun du camp, au gré de leur instinct, les narines ouvertes et les yeux mi-clos. Chercher le lieu, propre à chacun, le lieu où pendant trois vies et trois morts ils demeureraient, immobiles.
Celui qu’on appelait l’innommé trouva le premier. C’était en un bosquet escarpé, ouvert sur les flancs de feuilles géantes vers les contrebas de la vallée, et par en dessus surplombé par des rangées d’arbres gigantesques aux troncs fins et droits. A peine deux mètres sur un, au milieu. Le terrain même pas incliné. Suffisant pour y coucher un corps sur un tapis de feuilles coupées. Il nettoya la terre, puis armé de son coupe coupe trancha une à une les feuilles, et les disposa en un lit un peu plus long que son propre corps. Puis il déroula lentement les nœuds de prières, plantant le bâton à l’orée, les noirs au nord, et ainsi de suite, de manière à ce que sa couche fût protégée par les quatre cent quatre vœux.
La ficelle s’était enroulée sur elle-même, créant d’infinis nœuds imbriqués. Après une heure il sut qu’armé de la meilleure volonté dont il fût capable, il n’y parviendrait point.
Il s’affaissa un temps en lui-même, puis accepta. Son attention, imperceptiblement, s’attacha à un bourdonnement. Il surprit, dans les rayons aveuglant les hautes tiges de fougères, une abeille, légère, virevoltante, qui vrombissait avec élégance. Sans faire un pas, assis sur son lit de feuilles, il sentit son propre regard s’approcher, s’approcher encore, jusqu’à la frôler puis se confondre avec elle. Il l’accompagna ainsi le temps d’un rêve.
Quand il perçut le battement sourd du tambour, traversant la forêt. Il se leva, et prit la direction du camp.
La nuit était tombée. Ils sortirent tous des bois, de directions différentes, opposées pour certains, et se rassemblèrent en une ronde, autour d’un feu haut de deux mètres. Ils ôtèrent leurs chausses, et sentirent enfin la terre pénétrer leur être. Elle avait comme fondu, leur permettant de s’y glisser de quelques centimètres, et ils commencèrent, sous le rythme du battement de tambour, à la piétiner, de plus en plus vite, de plus en plus fort.
L’innommé se tenait quelque peu en retrait, les yeux clos. Autour, ses compagnons s’abandonnaient déjà à la transe. Il semblait plus hésitant, tâchait de cracher hors de lui des râles, mais quelque chose, au dedans, restait comme replié. Après quelques minutes il entendit, à droite, à gauche, de l’autre côté du feu dont les flammes crépitaient, des cris, puis des plaintes, hurlées, hurlantes. Ca semblait fonctionner, pensa-t-il, mais ces cris-là, ces cris de ses sœurs, ces cris de ces frères, ils étaient d’ici, plus intenses certes que ses propres tentatives, mais ils étaient d’ici, et pas vraiment de là-bas.
Ce fut un gémissement, à sa droite, qui l’alerta. Ça venait d’Elle. Elle … Celle grâce à qui il était là. Celle qu’il avait suivie sans savoir vers quoi il s’orientait. Simplement pour être à ses côtés. Et tandis qu’il avait confectionné à son tour, quelques jours auparavant, ses nœuds de prières, lui le maladroit, lui le gros doigt, et qu’après bien des larmes il avait réussi à puiser en lui la force de le faire, patiemment, adroitement, il avait été saisi par cette évidence. Oui. Ce chemin vers l’en dedans lui parlait.
Il se tourna légèrement en sa direction, et ouvrit un œil. Elle était à terre, jambes écartées, les pieds à deux doigts du feu. Sa longue chevelure battait l’air, remuant les cendres bouillantes, secouant sa nuque. Ses bras battaient la terre, ses ongles, recouverts de crasse, se cassant à mesure que de ses entrailles surgissaient les cris, aigus, stridents, montant en crescendo.
Ce fut l’allumette. Le gardien du feu s’approcha de lui, tam tam battant. Cria en sa direction, vas y. Vas y. Vas y ! Sors ! Sors de toi ! Sors ce cri de toi ! Là ! Maintenant !
Il sentit quelque chose. Un frémissement, une crispation, une crampe, du dedans de l’estomac, comme un sas, fermé à double tour, qui soudain, s’entrouvre, s’entrouvre encore, vas-y, encore, encore !
Se déchire, se casse, se brise, se craquelle, dans le ventre, mal, ça fait mal, s’ouvre béant, coule, comme du pus, là, ça s’ouvre, ça va sortir, ses jambes tremblent, ses lèvres bavent, tout le corps est pris de hoquets, se balance avec violence d’en avant en arrière, se fige, repart en saccades. Les pieds frappent la terre, avec rage, avec hargne, avec une intensité surhumaine.
Et là.
Là.
Là.
Ca jaillit. Du dedans. De la caverne. Des tréfonds. De là où ça suinte.
Un cri. Un cri surhumain. Un cri animal. Un cri de bête.
Un cri qui déchire la forêt.
Un cri qui résonne au-dessus des arbres, monte puis fond sur la vallée endormie.
Un cri immense, un cri déchirant, qui en une note soutenue, dure, dure, dure. Rompt en deux l’univers. Déracine les arbres. Fait frémir les pierres et moisir la mousse
Et glace le sang de celles-ci et ceux-là qui l’entourent.
Qui subitement tombent à terre, ouvrent leurs yeux, le contemplent, effrayés, et tout autant émerveillés.
Debout, les pieds tout près du feu, la tête relevée en direction de la lune. Laissant jaillir de ses entrailles le fruit.
Et baignant de larmes incontrôlables les braises.

Extrait de LE 3E VOILE, un conte spirituel – parution 2011
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