Le ciel avait
fondu sur les toits de la ville, et les nuages s’étendaient à perte de
vue. La glace
avait tout recouvert, depuis les premières marches du métro
jusqu’aux pavés,
que les passants osaient à peine frôler tant ils étaient devenus
glissants.
Elle avait passé
toute la matinée recroquevillée sous les couvertures.
Hier, les
pensionnaires du Quai des Orfèvres s’étaient montrés d’une suspecte
sollicitude à son
égard. Même ses collègues féminines avaient à plusieurs reprises
levé le nez pour
l’observer à la dérobée.
Elle franchit les
grilles du cimetière. Il était précisément trois heures moins le quart.
Son pouls avait
un battement régulier.
Elle emprunta une
petite allée escarpée au pied de laquelle les tombes,
discrètement
ornées, invitaient au recueillement.
Elle se sentit
aussitôt chez elle. Les branches des arbres, telles de grands bras
décharnés,
l’accueillirent. Elle s’était sobrement vêtue de noir, le cou protégé
par une longue
écharpe de laine qui volait au vent, de sombres petites lunettes
dissimulant les
yeux brillants d’impatience.
Un homme avançait
à pas lent, une canne à la main, caressant l’air de son bras
libre. Lorsqu’il
fut à un mètre, elle arrêta sa marche.
Il y avait, dans
cette silhouette maladive, quelque chose d’inquiétant, presque
une menace. Loin
devant cheminait un cortège de vieillards, affublés de
costumes aux
couleurs ténébreuses, qui suivaient un corbillard.
« Prenez garde,
Mademoiselle, prenez garde !, articula t il d’une caverneuse.
Chaque stèle
recouvre des secrets qu’il faut parfois mieux laisser reposer.
- C’est à moi que
vous parlez ? »
L’aveugle
semblait contempler le mouvement des branches, qui bruissaient au
dessus d’eux.
« Il y a ici des
morts qui ne veulent pas que les vivants les prient. Parfois j’entends
leurs voix, qui
veulent nous chasser. Que les laissons-nous éternellement reposer ?
Vous semblez si
jeune et si dure, de l’extérieur. Mais au dedans l’écorce est
friable, un seul
de leurs murmures suffirait…
- Pauvre fou !
Passez votre chemin, laissez-moi en paix ! »
Elle courut vers
la grand allée, et rejoignit le cortège. La montée était rude, les
chevaux peinaient
à escalader la chaussée. Tous se tenaient par l’épaule, mais
le froid leur
faisait parfois plier genou. Anna les dépassa, contourna le corbillard,
héla le chauffeur
et se fit confirmer le parcours qui conduisait au crématorium.
Puis elle
s’échappa dans une contre allée.
La bâtisse était
entourée par deux ailes frontales, au fond desquelles les caveaux
reposaient,
alignés en rang sur des murs hauts de deux mètres. Elle s’avança vers
l’entrée.
Quelques écriteaux indiquaient les cérémonies. Elle reconnut le nom,
suivit les
flèches puis pénétra dans une petite chapelle.
Quelques quarante
individus regardaient en direction d’un l’autel. Les visages
qu’elle pouvait
discerner, sur les flancs des allées latérales, n’exprimaient rien
d’autre que
l’ennui.
Elle se glissa le
long du mur et, timidement, vint s’asseoir au dernier rang.
Le cercueil
reposait à terre, au pied de l’autel. Quelques gerbes de fleurs avaient
été disposées de
part et d’autre. Un prêtre psalmodiait, d’une voix monotone.
Seules les
quintes de toux lui répondaient.
La cérémonie
touchait à sa fin. Anna recula, et se terra derrière une colonne,
observant les
visiteurs quitter la chapelle en silence.
Soudain elle la
vit. D’abord le visage, recouvert d’un voile de dentelle noire, sortit
de l’ombre. Puis
la silhouette, hiératique, enveloppée sous une capeline aux
reflets
ténébreux.
C’était elle…
Les yeux
écarquillés, Anna fit un pas en avant, et s’immobilisa, au milieu de
l’allée. Ses
tempes battaient, le sang lui montait au coeur.
L’ombre s’avança
et la frôla, presque, la traîne de la robe caressant les pierres.
Puis disparut
dans le couloir.
Anna attendit un
peu, puis se faufila derrière deux femmes d’âge mûr qui
conversaient. Le
souffle restait bloqué. C’avait été d’une violence si soudaine, si
imprévue.
Elle les contourna
et se dirigea vers la sortie.
La femme en noir
s’était évanouie.
Anna s’écarta des
petits groupes qui semblaient la dévisager, et redescendit
l’allée. La voie
était déserte. Seul un oiseau, juché sur le rebord d’une crypte, qui
lançait ses cris.
Elle n’aperçut
même pas la silhouette de l’homme qui, de la petite allée
perpendiculaire, se rapprochait d’un pas décidé
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