Elle sentit un
nuage envelopper son corps et la soulever au-dessus des draps. La
chambre baignait
dans une lumière bleue. Elle flottait, le poids de son corps
s’évanouissait.
Une sensation de fraîcheur la pénétra, et le rythme de ses
inspirations
diminua.
Elle pouvait à
présent toucher le plafond, mais celui-ci, à mesure qu’elle s’en
approchait,
semblait reculer. Son corps pivota. La chambre avait atteint une
dimension
disproportionnée.
Elle pouvait à
présent se voir et se reconnaître, endormie sous les draps, insecte
recroquevillé en
position fœtale.
Soudain elle vit
la porte s’entrouvrir. Un homme entra. Elle ne pouvait discerner
son visage, il
portait un chapeau assez large et un grand manteau. Il se tenait à
quelques mètres
de la dormeuse et la regardait. Il n’était pas plus gros qu’une
allumette. Elle
battit des bras mais, comme aimantée, demeura retenue contre le
plafond.
L’homme s’avança.
Elle le vit s’asseoir sur le lit, tout près de son corps. Ses mains
étaient démesurément
grandes, comme si elles avaient été greffées. Elle voulut
crier, mais aucun
son ne put sortir, rien qu’un souffle qui se cassa aussitôt.
L’homme leva les
yeux et la vit, au-dessus de lui. Il attrapa le drap de ses doigts
monstrueux.
Elle venait de reconnaître
Lucien Revel. Son visage était cerné par des rides.
La main souleva
le drap et découvrit la nudité. Détournant les yeux vers la
dormeuse, l’homme
la caressait.
Elle se redressa
du lit et hurla. Le chaton qui se tenait contre elle avait bondi et
renversé un verre
posé à terre.
La porte
s’ouvrit, et Francine apparut sur le seuil, à demi nue. Elle se précipita vers
le lit et couvrit
Anna de ses mains.
« Qu’est-ce que
tu as ? Mon Dieu, comme tu es froide !
- Qu’est-ce que
tu fais là ?
- Je t’ai
entendue hurler. Je te dis pas ce que ça m’a fait ! J’ai cru qu’on était
en train de
t’égorger !
- Qu’est-ce que
tu faisais à côté ?
- Le client des
assurances est passé vers une heure. On est restés un moment
ensemble, j’ai
pas voulu te réveiller alors je me suis endormie sur le canapé.
- Mais il pue la
poussière ! Où s’est-il encore échappé ? »
Anna passa le
seuil et chercha des yeux le chat.
« Eh ! Où est ce
que tu as trouvé ça ? »
Elle avait
reconnu la lettre froissée, posée sur la table basse. Elle pivota soudain et
bondit sur
Francine.
- Mais calme toi
! C’était glissé sous la porte quand je suis rentrée !
- Tu l’as lue !
- Mais tu es
folle ! Qu’est-ce que tu fais ? Lâche-moi ! »
Anna la poussait
avec violence hors de la chambre.
« Tu l’as lue ?
- Mais non, je ne
l’ai pas lue ! Lâche moi, tu me tords le bras »
Elle tomba à la
renverse à terre et recula en s’appuyant sur ses mains.
« Je ne veux plus
jamais que tu rentres ici, tu m’entends, plus jamais !
- Mais, Anna, qu’est-ce
que je t’ai fait ? Pourquoi te mets-tu dans un état
pareil ? »
Elle passa en la
heurtant au visage et, bondissant vers la table, saisit le morceau
de papier. Puis
elle revint dans sa chambre.
« J’ai dit dehors
!
- Anna, s’il te
plaît ! »
La porte lui
claqua au nez. Anna s’enferma à double tour.
Le bout de papier
lui brûlait les mains.
Elle ouvrit en
grand la fenêtre et passa la tête au dehors. Une silhouette se tenait
droite au milieu
de la place déserte.
Elle ramassa les
vêtements jetés à terre et dépliant la lettre, commença à lire.
« Pardon, mon
âme. Cent fois pardon. Je sais combien ceci te causera de peine.
Mais je ne puis
échapper à mon destin, et quel que soit le chagrin que je te
cause en
t’abandonnant, je ne fais que me conformer aux préceptes de mon
éthique. Crois moi,
j’aimerais tant t’expliquer ! J’ai en toi une confiance si
grande… Mais ce
serait te faire partager de grands dangers, et je dois emporter
le mal qui me
ronge dans la tombe.
Ils sont revenus.
Ils m’ont retrouvé. Ils ont voulu une nouvelle fois me corrompre,
mais cette fois
j’ai décidé de leur échapper à jamais. N’attends pas de moi que
je te dise qui
ils sont, n’espère pas un instant que je te confie le noir dessein qu’ils
fomentent ! Garde
toi de vouloir pénétrer leur monde, car leur force est au-delà
des mots, et ils
auraient tôt fait de te corrompre.
Le mal est
insidieux. Quand il entre dans ta maison il ne dit pas son nom. Il sait
prendre le visage
d’un ange et mettre à nu tes failles… Nous ne sommes que de
ce qu’il consent
à ce que nous soyons, dès lors que son joug se pose sur nous, il
fait de nous le
jouet de ses désirs les plus vils.
Je sais que tu
t’es souvent interrogé à mon sujet. Tu as eu cette générosité de ne
jamais forcer ma
volonté. Mais aujourd’hui je dois te faire un aveu, et de te faire
jurer, sur ce que
tu as de plus cher, d’agir comme je te le demande, sans
chercher à en
savoir davantage. Ni par les actes. Ni même par la pensée.
Car le monde des
rêves est leur porte. C’est par là qu’ils se faufilent ! On peut se
croire en
sécurité, enfermé à double tour, caché du monde qui nous entoure.
Mais ils font
comme les cafards, ils ne connaissent pas les frontières et sont chez
eux partout. Ils
pénètrent ton âme et y tissent leur toile, jour après jour, jusqu’à ce
que la moindre de
tes pensées ne soit que le reflet de ce qu’ils y ont incrusté !
Autrefois j’ai
été père. Ils m’ont corrompu, et j’ai abandonné l’enfant. Pour
qu’elle puisse
survivre j’ai dû la couper de moi C’est une belle jeune femme, à
présent. Elle se
nomme Anna Crémieux, tu pourras la trouver au 8 de la rue de
Valois.
Il faut la
prévenir ! Lui dire qu’elle reste sur ses gardes ! Ils la cherchent , ils la
veulent pour eux,
ils sont prêts à tout. Elle a voulu me faire don de la clef, mais je
me suis arrangé pour
la faire disparaître. Si jamais ma chère enfant s’en empare,
Lucien, elle est
perdue. Il ne faut pas ! Il ne faut pas qu’elle s’approche. Dis-lui de
dormir, Lucien ! Dis-lui
de rester au chaud des couvertures ! Qu’elle demeure
dans l’ignorance
! »
Elle laissa
l’enveloppe retomber sur ses genoux. La tête lui tournait, elle s’appuya
contre le rebord
du lit.
Ce qu’elle venait
de lire n’avait aucun sens ! A qui, à quoi faisait il allusion ? Mille
questions
l’assaillirent.
Elle resta
prostrée, accroupie sous les couvertures, à fixer le mur.
Elle avança vers
la fenêtre. La silhouette s’était évanouie.
Elle enfila son
manteau, ouvrit la serrure, jeta un coup d’oeil en direction de
Francine, qui
somnolait, et enfin sortit sans claquer la porte.
Elle venait de se
souvenir de la rue de Varenne.
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