Elle envoya la
lettre froissée en boule dans un amas de détritus jetés en vrac sur
le trottoir.
Elle resta un
instant assise, contre les premières marches de l’escalier, dans la
pénombre, les
mains repliées contre sa poitrine. Une forte odeur d’ordure régnait.
Elle contempla
ses bas filés jusqu’aux genoux qui laissaient apparaître la peau
violacée, et ses
souliers salis par la patine du froid.
Elle surprit un
bruit de pas aux étages supérieurs et se releva. On venait
d’enclencher
l’interrupteur. La lumière blafarde de l’ampoule éclairait le plâtre
craquelé des
murs. Un homme descendait pas à pas en boitant. Ils se croisèrent
en se frôlant, il
avait la soixantaine et portait un feutre et une gabardine en daim.
La porte du
studio voisin était restée entrouverte, des pleurs résonnaient à
l’intérieur. Elle
entra sur la pointe des pieds. Francine se tenait recroquevillée sur le
sol, entre le lit
défait et le mur, pieds nus.
« C’est toi ma
biche ?, articula celle-ci entre deux sanglots.
- Qu’est ce qui
t’arrive ? On t’a encore frappée ? »
Mais le flot des
larmes ne s’arrêtait point. Le rimmel coulait sur ses joues, et la
jeune femme
hoquetait en tirant sur une cigarette.
« J’en ai assez,
Anna, je n’en peux plus.
- Eh, petite
fille ! Qu’est ce qui t’arrive ? D’habitude tu tiens le choc ! C’est ce
type que j’ai
croisé ? »
Les yeux de
Francine se perdirent dans le vague. Elle était bouleversée.
« Mais c’est pas
possible ? Qu’est-ce qu’il t’a fait ? Parle-moi »
Anna s’était
accroupie et lui caressait le front avec une serviette.
« C’est encore un
de ces types dégueulasses ? Il t’a cognée ? Bon sang, mais
pourquoi tu fais
entrer ici n’importe qui ?
- Tu te trompes,
Anna, c’est un Monsieur très bien ! »
Anna la regarda
avec incrédulité.
« Quoi ? Un
Monsieur très bien ? J’aurais vraiment entendu tout, ce soir…Un type
qui pourrait être
ton père, qui te lève sur un bout de trottoir et t’achète pour une
bouchée de pain !
Je ne te reconnais plus. C’est pas toi qui me répètes qu’il faut
toujours laisser
sa sensibilité au vestiaire ?
- Tous les hommes
ne sont pas comme ça, Anna.
- Ah !, lâcha t
elle en faisant les cent pas dans la chambre.
- Tous les hommes
ne sont pas comme ça »
Anna saisit une
cigarette et l’alluma.
« Tu crois que je
les entends pas, dans mon sommeil, tes cris quand ils te
cognent ? Ces
râles qui traversent les murs, quand ils te palpent … Leurs voix de
porcs, leurs
rires gras… Tu crois que je ne les imagine pas juchés sur toi à te
rompre
les hanches ?
- Anna tu ne sais
rien ! Tu ne sais rien de rien !
- Comme s’il
fallait être en dessous, pour savoir !
- Oui, justement
! Il faut, comme tu le dis, être en dessous ! Oh bien sûr, c’est
dur de découvrir
la vie comme ça, à attendre que ça passe…Mais pour ça,
tu peux me
croire, on en apprend ! Oh, il doit bien exister autre chose, je ne
sais où, mais ni
à toi, ni à moi on a montré la voie…
- La voie de quoi
? Il n’y a rien à voir ! »
Francine écrasa
le mégot à terre et, se relevant, caressa le visage de son amie.
« Comme tu es
dure… Je me dis parfois qu’avec ce que je vis, c’est moi qui
devrais parler
ainsi, et toi mettre le baume… Mais nous faisons l’inverse, à
l’internat
c’était déjà pareil »
Anna recula, les
poings serrés.
« Tu te souviens
de cet homme qui était venu quand on avait huit ans ?
- Un homme ? Quel
homme ?
- Celui qui était
si bien habillé ! Celui dont on parlait tout le temps entre nous !
Celui qui nous
lisait des histoires !
- Quoi ? Comment peux-tu
te laisser attendrir en pensant à lui ? Tu oublies qu’il
a failli nous
séparer ?
- Arrête Anna !
Arrête de te mentir à toi même ! Toi aussi tu voulais qu’il te
choisisse ! Ne
mens pas !
- Qu’est ce que
tu dis ? Moi, vouloir partir avec lui ? Moi, te quitter, m’éloigner
de Paris pour
cette maison sinistre ?
- Ce type qui
vient de sortir ! Tu ne l’as pas reconnu ?
- Je ne l’ai même
pas regardé !
- C’était lui,
Anna, c’était lui ! »
Ses traits abîmés
par le labeur transpiraient la tristesse. Elle semblait si seule, le
corps si faible.
« Bien sûr il ne
m’a pas reconnue. Tu penses, ça fait plus de dix ans…Il a pas
changé…Toujours
cette voix si douce, si caressante ! Au début je n’ai pas fait le
lien. J’ai juste
senti que quelque chose me revenait. C’est quand il m’a dit qu’il
voulait parler
que j’ai ouvert les yeux. Un homme qui monte pour ça, dans mon
métier, c’est
rare…
- Il t’a causé de
quoi ?
- De sa fille !
Au début j’ai cru qu’il voulait un de ces trucs salaces, tu sais ! Et
puis non, il n’a
pas bougé du lit. Il a commencé à parler, de lui, des gens, de
la vie, comme
dans un livre. Tout ce que j’aurais aimé entendre, ça sortait de
sa bouche. Et ces
mots, Anna, ces mots là, c’était vraiment à pleurer…
- Ma pauvre
petite ! Quelle belle âme tu fais ! »
Anna se rapprocha
de la porte et, contemplant le lit aux draps jaunis, maugréa :
« Il te reste
encore beaucoup de monde ?
- Je t’ai dit,
j’en ai assez fait pour aujourd’hui…
- Combien ?
- Pas grand-chose.
Dix mille francs. Un peu plus »
Surprenant son
reflet, Anna rajusta le dernier bouton de son chemisier.
« Tu as raison,
ma chérie… On roule sur l’or, à quoi bon se fatiguer ?
- Tu crois que je
le fais exprès ?
- Est ce que je
me plains, moi ? »
Elle l’observait
d’un air lugubre, cachée derrière ses petites lunettes.
- Tu seras assez
gentille de ne pas faire de bruit quand tu rentreras. Ma journée
a été dure, et je
n’ai pas envie de dormir demain au bureau »
Elle sortit en claquant la porte.
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