Elle parcourut
les titres des coupures. On avait laissé en évidence des extraits de
presse relatant
la mort d’Eugène Charlier. Il y en avait bien une douzaine… Qui
avait pu faire le
lien ? Instantanément elle soupçonna son supérieur, puis se ravisa
devant l’absence
de mobile.
Son attention
s’arrêta sur un des articles. La thèse du suicide semblait l’emporter
sur celle de
l’accident. Apparemment, le travail de Charlier avait mérité la
tardive
reconnaissance que le milieu des arts avait orchestrée un an auparavant.
Il avait laissé
derrière lui près de trois cent sculptures. Ses statues les plus célèbres
reproduisaient
toutes une même jeune femme, aux traits épurés, résistant
vaillamment aux
assauts du Malin.
Elle parcourut
les autres coupures, qui ne lui apprirent rien de plus.
La porte
s’ouvrit, et ses trois collègues, d’un pas traînant, entrèrent en jacassant.
Elle ramassa
l’ensemble des papiers et les enferma dans un tiroir. Sentant leur
regard, elle prit
place aussitôt derrière sa machine, et entama sa besogne.
Les heures
s’écoulèrent.
Elle se
surprenait à revoir défiler les images du cimetière. Tout s’entremêlait. Les
silhouettes
entraperçues depuis deux jours surgissaient sans raison, et elle
suspendait
inopinément son activité, sans même s’en rendre compte.
Elle entendit à
peine prononcer son nom. Une femme menue, à la mine rêche, la
demandait, sur le
seuil. Sans un mot elle se leva et la suivit dans le couloir.
« Que se passe t
il ? », demanda t elle en courant derrière la petite bonne femme
qui se hâtait
dans les escaliers.
« On m’a demandé
de venir vous chercher…
- On ? Mais qui
ça, on ?
- Je ne suis pas
autorisée à vous le dire »
Elles franchirent
le seuil d’un bâtiment, au fond d’une cour, puis traversèrent un
long couloir.
L’énigmatique
secrétaire s’arrêta devant une petite porte et frappa quelques
coups.
« Entrez ! », murmura-t-elle
avant de faire un pas en arrière.
Prudemment Anna
se faufila à l’intérieur. Une porte, à peine entrouverte, donnait
sur un petit
bureau.
« Installez-vous,
je suis à vous tout de suite ! »
Elle reconnut
aussitôt la voix du légiste, derrière une cloison. Cette fois, il était plus
de mise de se
défiler. Elle expira profondément et, ajustant son tailleur, s’avança
en direction d’un
bureau envahi par des dossiers.
Quelques dix
photographies, jetées en vrac, recouvraient une incroyable
paperasserie.
C’était la
première fois de sa vie qu’elle contemplait son image sur papier. Qui
avait bien pu
prendre ça ? Elle se reconnaissait bien, elle reconnaissait la vitrine
aux rideaux
baissés de la pharmacie de la Place du Palais Royal. Là, un cliché
d’elle, de dos,
traversant le Pont Neuf…Et puis un portrait…
« Je les ai
trouvées chez lui ! », dit il s’approchant.
Elle bondit, se
retourna et le gifla aussitôt. Puis recula et baissa les yeux.
« Excusez-moi », murmura-t-elle.
- Vous êtes
décidément d’un tempérament assez vif », se contenta t il de
répondre.
Elle le regarda
enfin. C’était effectivement un bel homme, portant bien la
quarantaine, au
regard pénétrant et avisé. Sans être d’un genre raffiné, il
dégageait une
élégance naturelle, propre aux tempéraments solitaires élevés à
l’abri de
l’opulence. Quelques rides se dessinaient sous des cernes fortement
marquées, et
partaient se perdre dans les poils noirs d’une barbe finement taillée.
« Merci…Merci
pour hier »
Il vint se poser
de l’autre côté du bureau.
« Je vous en
prie, asseyez-vous ! »
Elle se laissa
glisser dans le fond d’une chaise, et il l’imita. Il lui tendit quelques
photos en se
penchant.
« J’aimerais
sincèrement vous les confier, mais ce sont des pièces à
conviction…On les
a trouvées chez Charlier.
- Je n’y
comprends rien… », répondit elle en murmurant.
« Moi non plus,
Mademoiselle Crémieux, je ne comprends absolument rien à
cette affaire…
C’est comme un tableau qu’on admire à distance. Plus on
s’approche, et
moins on y voit clair… Pourtant, ça fait trois jours que j’y pense…. Il
y a quelque chose
de trouble, dans cette enquête… D’habitude les indices nous
apprennent chaque
fois un petit quelque chose. Là, ils restent muets ! »
Il ouvrait puis
refermait un à un les dossiers, regardant dans le vide, jouant parfois
avec la monture
de ses lunettes, posées sur le bureau.
« En fait vous
êtes ma seule piste…
- Moi ?
- Oui, vous ! Il
n’y avait rien, dans l’atelier, à part ces photos ! Ceux qui ont fait
ça ont effacé
toute trace…
- Qu’est-ce que
vous me voulez ?
- Si seulement je
pouvais vous le dire… », répondit-il en laissant son regard se
perdre.
Elle se
recroquevillait à présent dans le fauteuil et frictionna ses épaules.
« Vous souhaitez
que je vous apporte quelque chose de chaud ? Rassurez-vous,
personne d’autre
que moi ne sait que vous êtes ici ! »
Elle le dévisagea
avec circonspection.
« Si nous
parlions vraiment… »
Elle fronça les
sourcils.
« Je n’ai rien à
vous dire !
- Je crains que
vous n’ayez guère le choix… »
Sa détermination
ne faisait aucun doute.
« Je vais essayer
de vous faciliter la tâche. Je pense que Charlier et vous vous
êtes bien connus,
par le passé ! J’en suis même tout à fait convaincu.. Et je pense
également que
vous ne vous êtes point fréquentés depuis assez longtemps… Lui,
en tout cas, il
ne vous a pas oubliée… Je dirais même qu’en quelque sorte vous
l’obsédiez !
- Quoi ?
- Dites-moi,
Mademoiselle Crémieux, avez-vous jamais posé pour lui ?
- Posé ? Moi ?
Vous perdez la tête !
- Avez-vous déjà
vu les oeuvres de Charlier ? Je veux dire, ses oeuvres les plus
réputées ?
- Je ne connais
absolument rien à la sculpture, encore moins aux travaux de
ce monsieur !
- C’est
surprenant ! Vraiment surprenant ! Vous n’êtes pas au bout de vos
surprises …
- Que voulez-vous
dire ?
- Je veux dire,
Mademoiselle, que votre visage offre une ressemblance
stupéfiante avec
celui de la plupart de ses œuvres !
- Vous plaisantez
? Mais, s’emporta-t-elle, c’est tout bonnement impossible ! Je
n’ai jamais vu
cet homme ! Je ne sais même pas à quoi il ressemble !
- Lui, en tout
cas, vous connaissait fort bien ! Les statues, et maintenant les
photographies,
cela fait beaucoup…
- Mais non ! Mais
non, c’est parfaitement faux !
- Pourquoi vous
obstinez vous à mentir ? Ne voyez-vous pas que ce que Charlier a
laissé à la
postérité vous trahit ? Allez donc faire un tour dans la galerie Vivienne,
et vous verrez !
- Eh bien quoi ?
Qu’est-ce que je verrai, là-bas, de si surprenant ?
- Ne me dites pas
que vous n’avez pas eu la curiosité… Bon sang, vous êtes la
personne la plus
illogique que j ‘ai jamais rencontrée !
- Vous… vous
mentez !, bredouilla-t-elle. Je vous le jure, je n’ai absolument rien
à voir avec tout
ça… Il y a encore deux jours, je n’avais jamais entendu parler
de lui… C’est cet
homme, Lucien Revel…
- Lucien Revel ?
- Oui ! Son
associé ! C’est de lui que tout est parti ! Sans cela, je n’aurais
aucune raison
d’être là…
- Poursuivez ! ,
ponctua le légiste en s’adossant au creux de son fauteuil.
- Il… Oh, et puis
zut ! ». Elle était à bout de nerfs. « Il m’a raconté des choses
incroyables…Que
j’étais la fille de Charlier…Qu’il ne pouvait rien me prouver,
mais qu’il
fallait que je fasse attention à… A moi ! Je ne sais pas ce qui m’a
pris, je n’ai pas
su résister à la curiosité.
- Lucien Revel ?
Vous avez bien dit Lucien Revel ?
- Mais oui !,
s’emporta elle. Pourquoi ne me laissez-vous pas tranquille ? Vous ne
voyez pas que moi
non plus je ne comprends rien ? »
Lentement, il
sortit d’un tiroir un paquet de cigarettes.
« Sincèrement
j’aimerais vous croire. Après tout je ne suis que légiste, mon
enquête se limite
à analyser les conditions de la mort de celui dont nous
parlons… »
Anna le regarda
interloquée.
« Vous ne me
croyez pas ?
- Mademoiselle
Crémieux … Eugène Charlier n’a jamais eu le moindre associé !
Pas plus
d’associé que d'élève ou d’apprenti, de collègue ou même d’ami !
C’était sans
doute un authentique créateur, mais aussi et surtout un solitaire
forcené !»
Elle le regarda
avec perplexité
« Quant à Lucien
Revel, continua-t-il … Lucien Revel est un homme connu, très
connu dans cette
ville… Franchement, Anna, vos inventions deviennent de plus
en plus
maladroites ! Si Charlier avait été associé à Revel, aujourd’hui il serait au
firmament !
- Mais alors… Qui
? ».
Elle sentait le
sol se dérober sous ses pieds.
- Comment faut-il
que je vous dise les choses, Anna ? Vous ne voulez donc pas
admettre que je
ne vous veux aucun mal ? C’est si difficile de dire
simplement la
vérité ? Vous imaginez que je ne me suis pas renseigné un peu
sur vous ? »
Anna encaissa le
coup sans broncher.
« Je suppose que
c’est délicat d’admettre n’être née de rien… Anna, je
comprends ce que
vous avez dû endurer ! L’orphelinat, ce n’est pas très féerique
comme pouponnière
! Mais nous sommes ici dans le réel, et quoique vous désiriez
au plus profond
de votre coeur, vous n’êtes hélas la fille de personne ! Il n’y a
aucune honte à
essayer de gagner un peu d’argent... Poser, ce n’est quand
même pas de la
prostitution. D’autant qu’entre nous, dans le genre, vous aviez
sous les yeux des
tentations plus débridées…
- Vous n’avez pas
le droit !
- Pas le droit de
quoi, Anna ?
- Vous le savez !
Personne ne vend son corps par plaisir !
- Je ne voulais
pas vous blesser !
- Ma sœur ne fait
pas ça de gaieté de cœur ! Elle ne sait rien faire d’autre,
personne ne lui a
jamais montré le chemin ! Oh, c’est facile, pour vous autres, de
vous moquer !
Après tout, ce genre de femmes, vous savez vous en servir quand il
faut … »
Il inspira
profondément et lui lança un regard désabusé.
« Anna ! Réveillez-vous,
Anna ! Vous le savez bien, Francine n’est pas votre soeur,
elle ne l’a
jamais été ! Dans vos coeurs, je veux bien ! Mais pas dans la vie
réelle ! »
Il surprit
l’effet de ses propos sur le visage de la jeune femme.
« Francine est
arrivée à l’orphelinat deux ans après vous. Ses parents se sont tués
dans un accident
d’auto. Elle seule en a réchappé… Je peux admettre qu’elle
ne se souvienne
de rien, quand elle est sortie de tout ça elle devait avoir perdu la
mémoire… Mais
vous ! A quoi jouez-vous ? A quoi bon, Anna, à quoi bon ?»
Il saisit une
photo et y plongea toute son attention.
« J’imagine que
votre quotidien ne doit pas être des plus radieux…A votre âge
on peut rêver à
mieux ! »
Une larme se
forma à l’ombre de ses yeux..
« Je vous jure
que je vous dis la vérité ! C’est difficile, vous comprenez ?
- Je sais, Anna,
je sais ! Ecoutez, personne ne vous reproche rien ! Vous avez
tout à gagner à
revendiquer le travail auquel vous avez participé. Comme on
dit, c’est de la
belle ouvrage ! Combien de jeunes filles de votre âge en
seraient fières !
».
Il la regarda
longuement avec affection. Se penchant, il fouilla dans un tiroir et
en retira un
petit paquet enveloppé dans de la mousse.
« Tenez !
J’imagine que cela vous permettra de vous sentir moins orpheline…
Eugène Charlier
tenait ça serré dans sa main, quand il est décédé… On a eu du
mal à l’extraire
sans dommages, mais le marbre, c’est résistant.. Normalement je
ne devrais pas,
mais après tout je ne sais qu’en faire… »
Il lui tendit le
paquet puis se leva.
Elle le suivit,
hagarde, vers l’antichambre.
« Prenez soin de
vous, Anna ! », dit-il en lui posant tendrement la main sur
l’épaule.
Elle hocha la tête et sortit, serrant contre elle le
petit objet.
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