samedi 12 août 2017

LA PORTE DE L’ENFER - 2eme partie - 14 -


Elle parcourut les titres des coupures. On avait laissé en évidence des extraits de
presse relatant la mort d’Eugène Charlier. Il y en avait bien une douzaine… Qui
avait pu faire le lien ? Instantanément elle soupçonna son supérieur, puis se ravisa
devant l’absence de mobile.
Son attention s’arrêta sur un des articles. La thèse du suicide semblait l’emporter
sur celle de l’accident. Apparemment, le travail de Charlier avait mérité la
tardive reconnaissance que le milieu des arts avait orchestrée un an auparavant.
Il avait laissé derrière lui près de trois cent sculptures. Ses statues les plus célèbres
reproduisaient toutes une même jeune femme, aux traits épurés, résistant
vaillamment aux assauts du Malin.
Elle parcourut les autres coupures, qui ne lui apprirent rien de plus.
La porte s’ouvrit, et ses trois collègues, d’un pas traînant, entrèrent en jacassant.
Elle ramassa l’ensemble des papiers et les enferma dans un tiroir. Sentant leur
regard, elle prit place aussitôt derrière sa machine, et entama sa besogne.
Les heures s’écoulèrent.
Elle se surprenait à revoir défiler les images du cimetière. Tout s’entremêlait. Les
silhouettes entraperçues depuis deux jours surgissaient sans raison, et elle
suspendait inopinément son activité, sans même s’en rendre compte.
Elle entendit à peine prononcer son nom. Une femme menue, à la mine rêche, la
demandait, sur le seuil. Sans un mot elle se leva et la suivit dans le couloir.
« Que se passe t il ? », demanda t elle en courant derrière la petite bonne femme
qui se hâtait dans les escaliers.
« On m’a demandé de venir vous chercher…
- On ? Mais qui ça, on ?
- Je ne suis pas autorisée à vous le dire »
Elles franchirent le seuil d’un bâtiment, au fond d’une cour, puis traversèrent un
long couloir.
L’énigmatique secrétaire s’arrêta devant une petite porte et frappa quelques
coups.
« Entrez ! », murmura-t-elle avant de faire un pas en arrière.
Prudemment Anna se faufila à l’intérieur. Une porte, à peine entrouverte, donnait
sur un petit bureau.
« Installez-vous, je suis à vous tout de suite ! »
Elle reconnut aussitôt la voix du légiste, derrière une cloison. Cette fois, il était plus
de mise de se défiler. Elle expira profondément et, ajustant son tailleur, s’avança
en direction d’un bureau envahi par des dossiers.
Quelques dix photographies, jetées en vrac, recouvraient une incroyable
paperasserie.
C’était la première fois de sa vie qu’elle contemplait son image sur papier. Qui
avait bien pu prendre ça ? Elle se reconnaissait bien, elle reconnaissait la vitrine
aux rideaux baissés de la pharmacie de la Place du Palais Royal. Là, un cliché
d’elle, de dos, traversant le Pont Neuf…Et puis un portrait…
« Je les ai trouvées chez lui ! », dit il s’approchant.
Elle bondit, se retourna et le gifla aussitôt. Puis recula et baissa les yeux.
« Excusez-moi », murmura-t-elle.
- Vous êtes décidément d’un tempérament assez vif », se contenta t il de
répondre.
Elle le regarda enfin. C’était effectivement un bel homme, portant bien la
quarantaine, au regard pénétrant et avisé. Sans être d’un genre raffiné, il
dégageait une élégance naturelle, propre aux tempéraments solitaires élevés à
l’abri de l’opulence. Quelques rides se dessinaient sous des cernes fortement
marquées, et partaient se perdre dans les poils noirs d’une barbe finement taillée.
« Merci…Merci pour hier »
Il vint se poser de l’autre côté du bureau.
« Je vous en prie, asseyez-vous ! »
Elle se laissa glisser dans le fond d’une chaise, et il l’imita. Il lui tendit quelques
photos en se penchant.
« J’aimerais sincèrement vous les confier, mais ce sont des pièces à
conviction…On les a trouvées chez Charlier.
- Je n’y comprends rien… », répondit elle en murmurant.
« Moi non plus, Mademoiselle Crémieux, je ne comprends absolument rien à
cette affaire… C’est comme un tableau qu’on admire à distance. Plus on
s’approche, et moins on y voit clair… Pourtant, ça fait trois jours que j’y pense…. Il
y a quelque chose de trouble, dans cette enquête… D’habitude les indices nous
apprennent chaque fois un petit quelque chose. Là, ils restent muets ! »
Il ouvrait puis refermait un à un les dossiers, regardant dans le vide, jouant parfois
avec la monture de ses lunettes, posées sur le bureau.
« En fait vous êtes ma seule piste…
- Moi ?
- Oui, vous ! Il n’y avait rien, dans l’atelier, à part ces photos ! Ceux qui ont fait
ça ont effacé toute trace…
- Qu’est-ce que vous me voulez ?
- Si seulement je pouvais vous le dire… », répondit-il en laissant son regard se
perdre.
Elle se recroquevillait à présent dans le fauteuil et frictionna ses épaules.
« Vous souhaitez que je vous apporte quelque chose de chaud ? Rassurez-vous,
personne d’autre que moi ne sait que vous êtes ici ! »
Elle le dévisagea avec circonspection.
« Si nous parlions vraiment… »
Elle fronça les sourcils.
« Je n’ai rien à vous dire !
- Je crains que vous n’ayez guère le choix… »
Sa détermination ne faisait aucun doute.
« Je vais essayer de vous faciliter la tâche. Je pense que Charlier et vous vous
êtes bien connus, par le passé ! J’en suis même tout à fait convaincu.. Et je pense
également que vous ne vous êtes point fréquentés depuis assez longtemps… Lui,
en tout cas, il ne vous a pas oubliée… Je dirais même qu’en quelque sorte vous
l’obsédiez !
- Quoi ?
- Dites-moi, Mademoiselle Crémieux, avez-vous jamais posé pour lui ?
- Posé ? Moi ? Vous perdez la tête !
- Avez-vous déjà vu les oeuvres de Charlier ? Je veux dire, ses oeuvres les plus
réputées ?
- Je ne connais absolument rien à la sculpture, encore moins aux travaux de
ce monsieur !
- C’est surprenant ! Vraiment surprenant ! Vous n’êtes pas au bout de vos
surprises …
- Que voulez-vous dire ?
- Je veux dire, Mademoiselle, que votre visage offre une ressemblance
stupéfiante avec celui de la plupart de ses œuvres !
- Vous plaisantez ? Mais, s’emporta-t-elle, c’est tout bonnement impossible ! Je
n’ai jamais vu cet homme ! Je ne sais même pas à quoi il ressemble !
- Lui, en tout cas, vous connaissait fort bien ! Les statues, et maintenant les
photographies, cela fait beaucoup…
- Mais non ! Mais non, c’est parfaitement faux !
- Pourquoi vous obstinez vous à mentir ? Ne voyez-vous pas que ce que Charlier a
laissé à la postérité vous trahit ? Allez donc faire un tour dans la galerie Vivienne,
et vous verrez !
- Eh bien quoi ? Qu’est-ce que je verrai, là-bas, de si surprenant ?
- Ne me dites pas que vous n’avez pas eu la curiosité… Bon sang, vous êtes la
personne la plus illogique que j ‘ai jamais rencontrée !
- Vous… vous mentez !, bredouilla-t-elle. Je vous le jure, je n’ai absolument rien
à voir avec tout ça… Il y a encore deux jours, je n’avais jamais entendu parler
de lui… C’est cet homme, Lucien Revel…
- Lucien Revel ?
- Oui ! Son associé ! C’est de lui que tout est parti ! Sans cela, je n’aurais
aucune raison d’être là…
- Poursuivez ! , ponctua le légiste en s’adossant au creux de son fauteuil.
- Il… Oh, et puis zut ! ». Elle était à bout de nerfs. « Il m’a raconté des choses
incroyables…Que j’étais la fille de Charlier…Qu’il ne pouvait rien me prouver,
mais qu’il fallait que je fasse attention à… A moi ! Je ne sais pas ce qui m’a
pris, je n’ai pas su résister à la curiosité.
- Lucien Revel ? Vous avez bien dit Lucien Revel ?
- Mais oui !, s’emporta elle. Pourquoi ne me laissez-vous pas tranquille ? Vous ne
voyez pas que moi non plus je ne comprends rien ? »
Lentement, il sortit d’un tiroir un paquet de cigarettes.
« Sincèrement j’aimerais vous croire. Après tout je ne suis que légiste, mon
enquête se limite à analyser les conditions de la mort de celui dont nous
parlons… »
Anna le regarda interloquée.
« Vous ne me croyez pas ?
- Mademoiselle Crémieux … Eugène Charlier n’a jamais eu le moindre associé !
Pas plus d’associé que d'élève ou d’apprenti, de collègue ou même d’ami !
C’était sans doute un authentique créateur, mais aussi et surtout un solitaire
forcené !»
Elle le regarda avec perplexité
« Quant à Lucien Revel, continua-t-il … Lucien Revel est un homme connu, très
connu dans cette ville… Franchement, Anna, vos inventions deviennent de plus
en plus maladroites ! Si Charlier avait été associé à Revel, aujourd’hui il serait au
firmament !
- Mais alors… Qui ? ».
Elle sentait le sol se dérober sous ses pieds.
- Comment faut-il que je vous dise les choses, Anna ? Vous ne voulez donc pas
admettre que je ne vous veux aucun mal ? C’est si difficile de dire
simplement la vérité ? Vous imaginez que je ne me suis pas renseigné un peu
sur vous ? »
Anna encaissa le coup sans broncher.
« Je suppose que c’est délicat d’admettre n’être née de rien… Anna, je
comprends ce que vous avez dû endurer ! L’orphelinat, ce n’est pas très féerique
comme pouponnière ! Mais nous sommes ici dans le réel, et quoique vous désiriez
au plus profond de votre coeur, vous n’êtes hélas la fille de personne ! Il n’y a
aucune honte à essayer de gagner un peu d’argent... Poser, ce n’est quand
même pas de la prostitution. D’autant qu’entre nous, dans le genre, vous aviez
sous les yeux des tentations plus débridées…
- Vous n’avez pas le droit !
- Pas le droit de quoi, Anna ?
- Vous le savez ! Personne ne vend son corps par plaisir !
- Je ne voulais pas vous blesser !
- Ma sœur ne fait pas ça de gaieté de cœur ! Elle ne sait rien faire d’autre,
personne ne lui a jamais montré le chemin ! Oh, c’est facile, pour vous autres, de
vous moquer ! Après tout, ce genre de femmes, vous savez vous en servir quand il
faut … »
Il inspira profondément et lui lança un regard désabusé.
« Anna ! Réveillez-vous, Anna ! Vous le savez bien, Francine n’est pas votre soeur,
elle ne l’a jamais été ! Dans vos coeurs, je veux bien ! Mais pas dans la vie
réelle ! »
Il surprit l’effet de ses propos sur le visage de la jeune femme.
« Francine est arrivée à l’orphelinat deux ans après vous. Ses parents se sont tués
dans un accident d’auto. Elle seule en a réchappé… Je peux admettre qu’elle
ne se souvienne de rien, quand elle est sortie de tout ça elle devait avoir perdu la
mémoire… Mais vous ! A quoi jouez-vous ? A quoi bon, Anna, à quoi bon ?»
Il saisit une photo et y plongea toute son attention.
« J’imagine que votre quotidien ne doit pas être des plus radieux…A votre âge
on peut rêver à mieux ! »
Une larme se forma à l’ombre de ses yeux..
« Je vous jure que je vous dis la vérité ! C’est difficile, vous comprenez ?
- Je sais, Anna, je sais ! Ecoutez, personne ne vous reproche rien ! Vous avez
tout à gagner à revendiquer le travail auquel vous avez participé. Comme on
dit, c’est de la belle ouvrage ! Combien de jeunes filles de votre âge en
seraient fières ! ».
Il la regarda longuement avec affection. Se penchant, il fouilla dans un tiroir et
en retira un petit paquet enveloppé dans de la mousse.
« Tenez ! J’imagine que cela vous permettra de vous sentir moins orpheline…
Eugène Charlier tenait ça serré dans sa main, quand il est décédé… On a eu du
mal à l’extraire sans dommages, mais le marbre, c’est résistant.. Normalement je
ne devrais pas, mais après tout je ne sais qu’en faire… »
Il lui tendit le paquet puis se leva.
Elle le suivit, hagarde, vers l’antichambre.
« Prenez soin de vous, Anna ! », dit-il en lui posant tendrement la main sur
l’épaule.

Elle hocha la tête et sortit, serrant contre elle le petit objet.

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