jeudi 10 août 2017

LA PORTE DE L’ENFER - 2eme partie - 11 -


Elle passa devant la Comédie Française, et s’arrêta devant la grande affiche.
Le croquis la rendait parfaitement reconnaissable. C’était la même cape noire,
ample, tombant au sol. Le visage était entièrement dissimulé sous une voilette.
Autour les passants ne s‘attardaient point. Elle resta longtemps immobile, puis
reprit sa route.
Elle ralentit à l’approche du Pont des Arts, serrant fort contre elle l’écharpe en
laine.
Il était impossible de faire disparaître de son esprit la figure d’Eugène Charlier.
Parfois elle s’évanouissait comme dans un songe, mais c’était pour mieux se ré
incruster sournoisement, quelques secondes plus tard. Une forte contraction à
l’estomac la faisait se plier en deux, elle devait parfois inspirer à pleins poumons
pour se donner du courage.
Les trottoirs étaient déserts. Elle s’engagea sur le pont des Arts. Le bois grinça
légèrement sous ses pas. Les bancs, d’habitude occupés par de jeunes couples,
étaient couverts de givre.
Elle arrêta sa marche et se pencha contre la rambarde de fer. La Seine avait
débordé, en d’épais bouillons d’écume sale, sur les berges, chassant les
clochards vers d’autres refuges. L’abîme, sous ses pieds, la tint ainsi rivée, comme
sous l’effet d’un narcotique, dans une sensation de vertige. Elle sentit les vagues
l’appeler. Une chaleur l’envahit, et elle se redressa aussitôt.
De l’autre rive une silhouette drapée de noir s’avançait à pas lents.
Elle reconnut aussitôt la femme de l’église, et se tint pétrifiée, le dos contre la
rambarde.
Ce n’était pas un songe. L’ombre se détachait de la pointe du jour, et chaque
seconde les rapprochant l’une de l’autre l’incarnait avec davantage de
précision.
D’où revenait elle ? Que signifiait cette insistance, à s’exposer là, au dehors, dans
les replis de ses ombres ? Dans sa démarche comme dans le soin qu’elle avait
apporté à chaque infime détail de son costume, elle renfermait une essence
intemporelle. Cela procédait de l’apparition, d’une apparition qui dansait sur le
fil du temps, qu’on voyait se mouvoir, s’approcher, prendre la lumière et s’en
envelopper comme le ferait un spectre.
Elle passa tout près et s’arrêta. La bise souleva le voile, découvrant une gorge
d’un pâle absolu, tellement blanche que la lame d’un couteau, l’effleurant à
peine, aurait suffi à y laisser une perle de sang.
La nuque pivota lentement dans sa direction, suspendant aussitôt le temps.
Sous l’étoffe noire, des yeux perçants la dévoraient. Anna retint un cri.
« Vas t ‘en ! »
Les lèvres n’avaient pas remué.
« Rentre chez toi, Anna ! Rentre chez toi ! »
Ce n’était pas la femme en noir, qui appelait, cette voix, ce n’était pas la sienne.
La silhouette recula d’un pas, et, imperceptiblement, Anna vit le cou se pencher
en avant, et les mains se joindre, l’une contre l’autre, en signe de prière.
Elle entendit la voix du mort lui répéter une dernière fois les mêmes mots puis,

bondissant, détalla à toutes jambes.


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