Enfant, on nous apprend à lire, à écrire
et à compter. Puis le système non de l’instruction mais de l’éducation
nationale nous évalue, nous classe, et incite les mieux notés à emprunter les filières
scientifiques. Car dans un monde matérialiste et marchand, savoir compter est
jugé essentiel, que dis-je, prioritaire sur toutes les disciplines, et
notamment sur celles qu’auparavant la société traditionnelle portait haut.
Ainsi le jeune enfant devenu
adolescent puis adulte se trouve propulsé sans vraiment l’avoir réfléchi dans
une case ou Excel fait la loi et ou Powerpoint dicte la pensée. Fichée dans des
slides ou la forme non seulement prime sur le fond mais le précède, la « pensée »
ainsi créée devient le contraire même de cette dernière : un cadenas corseté
par des formats à respecter.
Les règles ont pris le pouvoir sur l’individu,
lequel en bon exécutant exécute, et, contrôle, contrôle tout de l’amont à l’aval.
Pris en sandwich par ses outils technologiques, le voici qui règle sa vie sur
son métier et non plus l’inverse, et faute de temps disponible soustraite sa pensée
à ces mêmes outils au travers d’applications diverses et variées sensées lui
faciliter la tâche.
Se disant libre, il est de facto de
toutes parts mesuré, fiché, espionneé, suivi par sa banque, par les flics, par
son boss, par sa collègue, par sa petite copine, par la bande à Mark Z. Et
suspendu à son portemonnaie le voilà qui anticipe, calcule, soupèse, réfléchit
sans réfléchir, se cabre, se dresse, se contrôle, se bloque le dos, file chez
le kiné, puis part en congés.
Là-bas au soleil, que du connu dans
le territoire inconnu : l’hôtel est comme sur la brochure, le voisin de
palier a le même job que moi chez le concurrent allemand, on va pouvoir échanger
nos astuces pendant que ces dames iront faire une partie de tennis.
Le livre à peine ouvert m’ennuie, c’était
celui qui était en haut sur le comptoir de la librairie de l’aéroport,
meilleure vente qu’il y avait écrit dessus, au moins aurais-je un sujet de
conversation avec ce Mathieu de la DRH qui rechigne tant à payer les notes de
frais en temps et en heure. L’avancement traine, les gars n’arrêtent pas de
changer de stratégie du fait des actionnaires, et il reste encore beaucoup de
traites avant que l’appartement ne soit intégralement remboursé.
Ce n’est pas que je n’aime pas le
job, c’est intéressant et plutôt bien payé mais il y a comme quelque chose qui
manque, du contact déjà, je veux dire ailleurs que dans cette petite équipe qui
se suit d’année en année, avec ces horaires en plus qui débordent sur le weekend,
et puis aux « logiciels » on a peu l’occasion d’aller voir les
autres, toujours sur notre dos avec de nouveaux paramètres à intégrer, toujours
des instructions en anglais à traduire, des mises à jour, et des tonnes de
calcul : à un moment comment veux-tu faire autrement que regarder par la fenêtre
et laisser tes pensées filer.
J’aime bien le job dis-je, mais c’est
drôle, plus jeune je voyais pas les choses comme ça, enfin, pas tout à fait,
peut être que si j’avais su…Mais avec ces traites, ma nana, les gosses et les
potes, difficile à trente piges de faire comme Richard qui il y a deux ans s’est
barré faire le tour du monde. Pour sûr que je me surprends à rêver à ce qu’il
vit, quelque fois je l’envie, mais bon.
J’adore cette ville, mais là, ça
fait combien d’années que j’y suis, et puis j’ai plus autant de temps, quand je
rentre je suis crevé, migraines sur migraines et ce foutu dos à force d’être
courbé vers l’écran sur cette chaise en plastique dur.
L’autre jour ils nous ont fait
passer un truc, aux RH, avec une psy assez bizarre, qui nous posait des
questions assez étranges, du genre « Si vous pouviez faire exactement ce
dont vous rêvez », le genre de trucs que je me suis jamais sérieusement
posé, peut-être parce qu’on m’a jamais dit que.
Du coup j’ai bloqué.
Faudrait que j’arrête d’y penser, ça
trotte dans ma tête depuis des jours, surtout le soir au lit. Quand j’en ai parlé
à Margaux elle a haussé les épaules et a allumé l’écran plat. Walking dead,
super pour trouver le sommeil …
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