lundi 31 juillet 2017

LA PORTE DE L’ENFER - 2eme partie - 3 -


Elle n’eut pas le temps de sentir le froid la saisir. De l’autre côté du quai, face à
l’entrée de service, l’homme l’attendait. Il avait rabattu la longue écharpe en
cache col.
Elle resta un bref instant immobile, puis, comme tous les soirs, pivota sur la gauche
et marcha en direction du Pont des Arts.
L’homme la suivait sur le trottoir opposé. Elle tenta de se frayer un chemin au
travers d’un groupe qui rejoignait la rive gauche. Un passant la bouscula, elle
faillit tomber, se releva en s’appuyant sur le muret du pont, puis reprit son chemin.
Elle s’approchait du Palais Royal. Un vendeur à la criée la héla, tenant dans sa
main un paquet de journaux. Elle serra les poings, le contourna le regard baissé,
puis s’échappa sous les arcades de la Comédie Française.
Elle s’arrêta un long moment devant une grande affiche.
Les dates des représentations n’aient point changé.
A l’intérieur une petite troupe emmitouflée se pressait au guichet. Elle surprit son
reflet dans la vitre d’une des portes d’entrée, et rajusta son chignon.
L’ombre de l’inconnu apparut. Il la regardait avec inquiétude. Elle se retourna, le
toisa d’un air provoquant, puis se dirigea vers un café.
Un jeune serveur gardait la porte, un plateau à la main. De vieux messieurs
buvaient au comptoir. Anna se faufila entre eux et gagna l’arrière salle. Elle
s’affaissa sur une chaise, face à l’entrée.
Elle le vit s’approcher. C’était un élégant vieillard, le cheveu blanc rabattu en
arrière, les traits nobles et ciselés.
Il se posta devant elle et chercha une approbation. Elle l’observa sans rien trahir
d’autre qu’une infime curiosité.
« Excusez-moi encore.
- De quoi ? »
Ses grands yeux noirs le scrutaient avec incrédulité. Il semblait si délicatement
prévenant.
« De vous avoir effrayée…
- Mais je n’ai pas peur, articula-t-elle sans émotion.
- Je n’osais pas monter, vous savez. Je me doutais bien que vous n’ouvririez
pas !
- Ah, dit-elle en le regardant droit dans les yeux. C’était vous… »
Elle semblait déjà lasse, et son regard se perdit à la recherche d’un serveur.
« Puis je m’asseoir ? »
Elle le dévisagea effrontément.
« Vous intéressez vous à la sculpture, Mademoiselle Crémieux ?
- Peut être pourriez-vous commencer par me dire comment vous connaissez
mon nom…
- Suis-je maladroit ? Je m’appelle Lucien Revel», dit-il en lui tendant la main.
Elle se recula dans le fond de sa chaise.
« Si vous acceptiez de me laisser vous expliquer…Il y a tant de choses que je sais
de vous... Ce doit être difficile de me faire confiance. Après tout, qui suis-je, sinon
un vieil homme qui vous poursuit dans les rues ?
- Je vous ai posé une question !
- Et je vous ai répondu, hier, dans la nuit. Mais vous n’avez pas voulu écouter !
- Quoi ?
- Je vous ai dit que je venais vous voir de la part de votre père »
Elle s’empourpra.
« Vous rendez vous compte de ce que vous dîtes ?
- Oh oui, Mademoiselle, ô combien…Mais peut être que si vous acceptiez de
m’écouter jusqu’au bout… Après, si vous le jugez bon, il vous sera toujours
possible de m’envoyer promener…
- Pourquoi pas maintenant ? »
Il inspira profondément.
« Vous êtes en danger, Mademoiselle. C’est extrêmement important. Et moi, je
prends des risques pour vous prévenir. Mais c’est ainsi, j’honore ma promesse. Il y
a des amis auxquels on doit tout, et se parjurer, c’est se perdre davantage…
- En danger ? Moi ? Que voulez-vous qu’il m’arrive ? Je ne suis rien. Pour
personne… »
L’homme baissa lentement les yeux. Son visage semblait éreinté. Une larme perla
son regard bleu.
« Combien vous faîtes erreur ! Si seulement je pouvais…Mais ce serait criminel.
« Eh bien …Eh bien…
- De quoi vous souvenez vous ?
- Comment ça ?
- Vous ! Votre histoire !
- Et bien quoi, mon histoire ? Il n’y a rien à dire ! Rien d’intéressant ! Que voulez
vous que je vous raconte ?
- A quand remontent vos premiers souvenirs ?
- Mais vous m’interrogez ! »
Il lui prit la main.
« S’il vous plait, rendez-moi les choses plus faciles… »
Plusieurs fois il lui caressa les doigts, et les pressa tendrement dans sa paume.
« Ca ne vous regarde en rien ! Je vous ai dit, je ne suis rien !
- Vous n’avez donc pas souvenir d’avoir jamais vu vos parents ?
- Mes parents m’ont abandonné à ma naissance. Comment voulez-vous que
je me souvienne de quoi que ce soit ? Et puis à quoi bon ? Ils n’ont pas voulu
de moi, pourquoi diable faudrait-il que je me soucie de ce qu’ils sont
devenus !
- Votre père était sculpteur, Mademoiselle.
- Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ?
- J’étais son ami. Son seul et unique ami !
- Grand bien vous fasse !
- Il vient de mourir ! »
Elle fixait l’homme, sans trahir la moindre émotion.
« Je sais que ça ne change rien pour vous !
- Vous comprenez vite…
- A sa mort il m’a chargé de vous transmettre un avertissement.
- Qu’il aille au diable avec ses avertissements ! Qu’il les emporte dans sa
tombe ! »
Elle avait subitement crié. Alerté, le serveur s’approcha d’eux et les dévisagea
avec circonspection.
« Vous désirez ?
- Sortons d’ici, dit-elle en attrapant l’homme par le bras. »
Et elle l’entraîna au dehors.
« Vous allez prendre froid, murmura-t-il en posant son écharpe sur les épaules de
la jeune femme.
Ils passèrent sous les arcades à l’intérieur du Palais Royal, et pénétrèrent dans les
jardins intérieurs. Les nuages recouvraient le ciel.
Certains appartements occupés par de hauts fonctionnaires étaient éclairés.
Mains dans les poches, Lucien Revel l’entraînait vers l’allée centrale, entre les
arbres aux troncs gelés.
« Eugène était un brave homme, croyez moi. Il a commis très jeune une lourde
faute, et toute sa vie n’a point suffi à l’effacer. Il n’a jamais voulu me raconter,
mais je sais que quelque chose lui est arrivé, vers les années de votre naissance.
Pendant les vingt années où nous nous sommes fréquentés, il n’a pas bougé de
son atelier de la rue de Varenne. J’ai été d’abord son élève. Tout ce que je sais
de la sculpture, je le sais de lui. Il m’a embauché pour le seconder, et puis nous
nous sommes associés. Avec le temps il s’est un peu ouvert, mais au début,
c’était comme s’il avait traversé la mort. J’ai longtemps cru que c’était la guerre
qui l’avait rendu comme ça, et puis j’ai découvert par hasard qu’il avait été
exempté. »
Anna regardait droit devant elle. Elle semblait percevoir des cris d’enfants
derrière les arbres.
« Et puis il y a une semaine il s’est passé quelque chose d’étrange. Lui qui vivait
comme un ermite s’est subitement mis à sortir, tard dans la nuit. Mon
appartement jouxtait le sien, et j’ai le sommeil léger. Je pouvais le voir depuis ma
fenêtre se glisser au dehors et se perdre dans l’obscurité. Il rentrait à l’aube, l’air
hagard, et lorsque je l’interrogeais il me fixait comme si je venais de proférer une
absurdité.
Un soir, je l’ai suivi. Je crois qu’il ne s’en est pas rendu compte. Il marchait comme
un fantôme, et faisait des détours au hasard de la ville. Je me tenais sur le trottoir
d’en face, et je voyais les promeneurs s’écarter sur son passage. Je crois qu’il
faisait peur, il avait l’air possédé. C’était assez déconcertant pour moi, qui croyais
si bien le connaître.
Après quelques heures à déambuler, il a fini par s’arrêter à quelques mètres de la
terrasse d’un café du quartier de Saint Germain. Les serveurs le scrutaient avec
méfiance, mais personne n’a osé s’avancer.
Il est resté immobile. Pendant un temps qui m’a semblé très long. Vers trois heures
un petit groupe est sorti. Il y avait quelques hommes en complet, et puis une
femme, extrêmement racée, en robe et talons rouges. Elle marchait au-devant
d’eux, et les hommes la regardaient. Eugène la buvait des yeux. Il était comme
foudroyé.
Elle s’est approchée lentement et s’est arrêtée face à lui. Il sont ainsi restés à un
mètre l’un de l’autre, à s’observer. J’ai tout de suite eu la certitude qu’ils se
connaissaient. De là où je me tenais je n’ai pas pu entendre les quelques mots
qu’ils ont échangés. Derrière, les hommes attendaient. Et puis je l’ai vue se
retourner vers l’un d’entre eux. Il s’est avancé, lui a tendu un sac, et a reculé. Elle
en a extrait quelque chose d’assez petit, a tendu la main, et à ce moment là
Eugène a commencé à la frapper de toutes ses forces. Sans l’intervention des
autres, je crois qu’il l’aurait défigurée »
Le vieil homme attrapa Anna par les hanches et l’invita à s’asseoir sur un banc.
« Je l’ai ramené en sang chez lui. Il ne me reconnaissait plus. Il avait soudain pris
vingt ans. Il ne parlait pas. Il ne parlait plus. Le lendemain, il s’est donné la
mort .Vous tremblez ? »
La jeune femme soufflait de l’air chaud dans ses mains en toussotant.
« Il a laissé une lettre. Peut-être que le plus simple est de vous la transmettre.
Après tout, elle vous revient. Vous verrez par vous-même, son testament a le
mérite d’être limpide »
Il se leva et elle fit de même.
« Je vous raccompagne, venez. Lisez-la chez vous, au chaud. J’ai suffisamment
abusé de votre temps »
En silence ils parcoururent les quelque deux cent mètres qui les séparaient du
domicile de la jeune femme.
Avant de la laisser passer le porche, il se retourna une dernière fois.
« J’ai toujours rêvé d’avoir une fille aussi jolie que vous. Prenez bien garde, le
monde dans lequel vous êtes née est avide de sang, et vous êtes une proie
rêvée. De là où il repose, il aimerait tant vous savoir en sécurité »

Et il disparut dans la nuit glacée.


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