Elle n’eut pas le
temps de sentir le froid la saisir. De l’autre côté du quai, face à
l’entrée de
service, l’homme l’attendait. Il avait rabattu la longue écharpe en
cache col.
Elle resta un
bref instant immobile, puis, comme tous les soirs, pivota sur la gauche
et marcha en
direction du Pont des Arts.
L’homme la
suivait sur le trottoir opposé. Elle tenta de se frayer un chemin au
travers d’un
groupe qui rejoignait la rive gauche. Un passant la bouscula, elle
faillit tomber,
se releva en s’appuyant sur le muret du pont, puis reprit son chemin.
Elle s’approchait
du Palais Royal. Un vendeur à la criée la héla, tenant dans sa
main un paquet de
journaux. Elle serra les poings, le contourna le regard baissé,
puis s’échappa
sous les arcades de la Comédie Française.
Elle s’arrêta un
long moment devant une grande affiche.
Les dates des
représentations n’aient point changé.
A l’intérieur une
petite troupe emmitouflée se pressait au guichet. Elle surprit son
reflet dans la
vitre d’une des portes d’entrée, et rajusta son chignon.
L’ombre de
l’inconnu apparut. Il la regardait avec inquiétude. Elle se retourna, le
toisa d’un air
provoquant, puis se dirigea vers un café.
Un jeune serveur
gardait la porte, un plateau à la main. De vieux messieurs
buvaient au
comptoir. Anna se faufila entre eux et gagna l’arrière salle. Elle
s’affaissa sur
une chaise, face à l’entrée.
Elle le vit
s’approcher. C’était un élégant vieillard, le cheveu blanc rabattu en
arrière, les
traits nobles et ciselés.
Il se posta
devant elle et chercha une approbation. Elle l’observa sans rien trahir
d’autre qu’une
infime curiosité.
« Excusez-moi
encore.
- De quoi ? »
Ses grands yeux
noirs le scrutaient avec incrédulité. Il semblait si délicatement
prévenant.
« De vous avoir
effrayée…
- Mais je n’ai
pas peur, articula-t-elle sans émotion.
- Je n’osais pas
monter, vous savez. Je me doutais bien que vous n’ouvririez
pas !
- Ah, dit-elle en
le regardant droit dans les yeux. C’était vous… »
Elle semblait
déjà lasse, et son regard se perdit à la recherche d’un serveur.
« Puis je
m’asseoir ? »
Elle le dévisagea
effrontément.
« Vous intéressez
vous à la sculpture, Mademoiselle Crémieux ?
- Peut être pourriez-vous
commencer par me dire comment vous connaissez
mon nom…
- Suis-je
maladroit ? Je m’appelle Lucien Revel», dit-il en lui tendant la main.
Elle se recula
dans le fond de sa chaise.
« Si vous
acceptiez de me laisser vous expliquer…Il y a tant de choses que je sais
de vous... Ce
doit être difficile de me faire confiance. Après tout, qui suis-je, sinon
un vieil homme
qui vous poursuit dans les rues ?
- Je vous ai posé
une question !
- Et je vous ai
répondu, hier, dans la nuit. Mais vous n’avez pas voulu écouter !
- Quoi ?
- Je vous ai dit
que je venais vous voir de la part de votre père »
Elle s’empourpra.
« Vous rendez
vous compte de ce que vous dîtes ?
- Oh oui,
Mademoiselle, ô combien…Mais peut être que si vous acceptiez de
m’écouter
jusqu’au bout… Après, si vous le jugez bon, il vous sera toujours
possible de
m’envoyer promener…
- Pourquoi pas
maintenant ? »
Il inspira
profondément.
« Vous êtes en
danger, Mademoiselle. C’est extrêmement important. Et moi, je
prends des
risques pour vous prévenir. Mais c’est ainsi, j’honore ma promesse. Il y
a des amis
auxquels on doit tout, et se parjurer, c’est se perdre davantage…
- En danger ? Moi
? Que voulez-vous qu’il m’arrive ? Je ne suis rien. Pour
personne… »
L’homme baissa
lentement les yeux. Son visage semblait éreinté. Une larme perla
son regard bleu.
« Combien vous
faîtes erreur ! Si seulement je pouvais…Mais ce serait criminel.
« Eh bien …Eh
bien…
- De quoi vous
souvenez vous ?
- Comment ça ?
- Vous ! Votre
histoire !
- Et bien quoi,
mon histoire ? Il n’y a rien à dire ! Rien d’intéressant ! Que voulez
vous que je vous
raconte ?
- A quand
remontent vos premiers souvenirs ?
- Mais vous
m’interrogez ! »
Il lui prit la
main.
« S’il vous
plait, rendez-moi les choses plus faciles… »
Plusieurs fois il
lui caressa les doigts, et les pressa tendrement dans sa paume.
« Ca ne vous
regarde en rien ! Je vous ai dit, je ne suis rien !
- Vous n’avez
donc pas souvenir d’avoir jamais vu vos parents ?
- Mes parents
m’ont abandonné à ma naissance. Comment voulez-vous que
je me souvienne de
quoi que ce soit ? Et puis à quoi bon ? Ils n’ont pas voulu
de moi, pourquoi
diable faudrait-il que je me soucie de ce qu’ils sont
devenus !
- Votre père
était sculpteur, Mademoiselle.
- Qu’est-ce que
vous voulez que ça me fasse ?
- J’étais son
ami. Son seul et unique ami !
- Grand bien vous
fasse !
- Il vient de
mourir ! »
Elle fixait
l’homme, sans trahir la moindre émotion.
« Je sais que ça
ne change rien pour vous !
- Vous comprenez
vite…
- A sa mort il
m’a chargé de vous transmettre un avertissement.
- Qu’il aille au
diable avec ses avertissements ! Qu’il les emporte dans sa
tombe ! »
Elle avait
subitement crié. Alerté, le serveur s’approcha d’eux et les dévisagea
avec
circonspection.
« Vous désirez ?
- Sortons d’ici, dit-elle
en attrapant l’homme par le bras. »
Et elle
l’entraîna au dehors.
« Vous allez
prendre froid, murmura-t-il en posant son écharpe sur les épaules de
la jeune femme.
Ils passèrent
sous les arcades à l’intérieur du Palais Royal, et pénétrèrent dans les
jardins intérieurs.
Les nuages recouvraient le ciel.
Certains
appartements occupés par de hauts fonctionnaires étaient éclairés.
Mains dans les
poches, Lucien Revel l’entraînait vers l’allée centrale, entre les
arbres aux troncs
gelés.
« Eugène était un
brave homme, croyez moi. Il a commis très jeune une lourde
faute, et toute
sa vie n’a point suffi à l’effacer. Il n’a jamais voulu me raconter,
mais je sais que
quelque chose lui est arrivé, vers les années de votre naissance.
Pendant les vingt
années où nous nous sommes fréquentés, il n’a pas bougé de
son atelier de la
rue de Varenne. J’ai été d’abord son élève. Tout ce que je sais
de la sculpture,
je le sais de lui. Il m’a embauché pour le seconder, et puis nous
nous sommes
associés. Avec le temps il s’est un peu ouvert, mais au début,
c’était comme
s’il avait traversé la mort. J’ai longtemps cru que c’était la guerre
qui l’avait rendu
comme ça, et puis j’ai découvert par hasard qu’il avait été
exempté. »
Anna regardait
droit devant elle. Elle semblait percevoir des cris d’enfants
derrière les
arbres.
« Et puis il y a
une semaine il s’est passé quelque chose d’étrange. Lui qui vivait
comme un ermite
s’est subitement mis à sortir, tard dans la nuit. Mon
appartement
jouxtait le sien, et j’ai le sommeil léger. Je pouvais le voir depuis ma
fenêtre se
glisser au dehors et se perdre dans l’obscurité. Il rentrait à l’aube, l’air
hagard, et
lorsque je l’interrogeais il me fixait comme si je venais de proférer une
absurdité.
Un soir, je l’ai
suivi. Je crois qu’il ne s’en est pas rendu compte. Il marchait comme
un fantôme, et
faisait des détours au hasard de la ville. Je me tenais sur le trottoir
d’en face, et je
voyais les promeneurs s’écarter sur son passage. Je crois qu’il
faisait peur, il
avait l’air possédé. C’était assez déconcertant pour moi, qui croyais
si bien le
connaître.
Après quelques
heures à déambuler, il a fini par s’arrêter à quelques mètres de la
terrasse d’un
café du quartier de Saint Germain. Les serveurs le scrutaient avec
méfiance, mais
personne n’a osé s’avancer.
Il est resté
immobile. Pendant un temps qui m’a semblé très long. Vers trois heures
un petit groupe
est sorti. Il y avait quelques hommes en complet, et puis une
femme,
extrêmement racée, en robe et talons rouges. Elle marchait au-devant
d’eux, et les
hommes la regardaient. Eugène la buvait des yeux. Il était comme
foudroyé.
Elle s’est
approchée lentement et s’est arrêtée face à lui. Il sont ainsi restés à un
mètre l’un de
l’autre, à s’observer. J’ai tout de suite eu la certitude qu’ils se
connaissaient. De
là où je me tenais je n’ai pas pu entendre les quelques mots
qu’ils ont
échangés. Derrière, les hommes attendaient. Et puis je l’ai vue se
retourner vers
l’un d’entre eux. Il s’est avancé, lui a tendu un sac, et a reculé. Elle
en a extrait
quelque chose d’assez petit, a tendu la main, et à ce moment là
Eugène a commencé
à la frapper de toutes ses forces. Sans l’intervention des
autres, je crois
qu’il l’aurait défigurée »
Le vieil homme
attrapa Anna par les hanches et l’invita à s’asseoir sur un banc.
« Je l’ai ramené
en sang chez lui. Il ne me reconnaissait plus. Il avait soudain pris
vingt ans. Il ne
parlait pas. Il ne parlait plus. Le lendemain, il s’est donné la
mort .Vous tremblez
? »
La jeune femme
soufflait de l’air chaud dans ses mains en toussotant.
« Il a laissé une
lettre. Peut-être que le plus simple est de vous la transmettre.
Après tout, elle
vous revient. Vous verrez par vous-même, son testament a le
mérite d’être limpide
»
Il se leva et
elle fit de même.
« Je vous
raccompagne, venez. Lisez-la chez vous, au chaud. J’ai suffisamment
abusé de votre
temps »
En silence ils
parcoururent les quelque deux cent mètres qui les séparaient du
domicile de la
jeune femme.
Avant de la
laisser passer le porche, il se retourna une dernière fois.
« J’ai toujours
rêvé d’avoir une fille aussi jolie que vous. Prenez bien garde, le
monde dans lequel
vous êtes née est avide de sang, et vous êtes une proie
rêvée. De là où
il repose, il aimerait tant vous savoir en sécurité »
Et il disparut dans la nuit glacée.
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