samedi 29 juillet 2017

LA PORTE DE L’ENFER - 2eme partie - 2 -


Elle se tenait raide, les petites lunettes en métal argenté vissées sur le nez comme
pour se protéger du regard des autres. Un chandail recouvrait le chemisier blanc
boutonné jusqu’au cou. Son chignon était impeccablement tiré vers l’arrière.
Au contraire de ses collègues, Anna ne se maquillait jamais. Elle arrivait souvent
la première, saluait sans desserrer les dents les gardiens, frappait timidement à la
porte de l’Inspecteur duquel elle dépendait, et prenait note, le regard baissé sur
un calepin, de la tâche à exécuter. Elle ne parlait jamais, ne se plaignait point,
n’était que très rarement absente. Douce, effacée, elle était aussi expressive que
les murs. Lorsque, alertée par les cris des suspects questionnés elle levait les yeux
de son ouvrage, elle ne trahissait pas l’ombre d’une émotion.
Ici elle était sereine. Personne ne s’intéressait à elle. Elle pouvait s’occuper sans
réfléchir, laisser filer les heures une à une sans risquer à tout moment de tomber.
Ses évanouissements, au contact de la foule et du bruit, dans les couloirs étroits
du métro, dans les allées des galeries marchandes, jamais ici ils ne s’étaient
déclenchés. Certes le bureau des secrétaires des officiers de police était peu
spacieux et sentait la moisissure, mais c’était un vase clos où presque personne
ne pénétrait.
Parfois son regard se perdait. Elle fixait un point, dans la cour grise de la bâtisse,
au travers de la fenêtre, et s’y plongeait. Les autres femmes l’observaient avec
dédain, comme on scrute une pauvre d’esprit. Le travail manquait rarement, il y
avait toujours une corbeille pleine de documents à frapper, posée sur la petite
armoire, à l’entrée. Chacune tour à tour venait y puiser son fardeau sans
broncher. Chaque soir, sitôt que sonnaient les coups de six heures, les ouvrières,
telles des automates, se redressaient de leur fauteuil et quittaient les lieux.
Le Quai des Orfèvres bruissait d’une violence froide. On y questionnait les voleurs
en fermant derrière soi de lourdes portes, on violentait parfois jusqu’au sang, mais
aucun son ne filtrait au dehors.
Anna avait trouvé cette place à dix-huit ans en se présentant à un concours. Elle
qui n’avait que le certificat d’études, et aucun parent pour l’appuyer, se
satisfaisait d’un maigre salaire. Il suffisait juste pour payer chaque mois le loyer, la
nourriture et, de temps à autre, quelques verres d’orangeade, à la terrasse d’un
café. Elle pouvait en un quart d’heure aller de chez elle au bureau, en flânant un
peu le long du Pont des Arts pour regarder passer les péniches.
La nuit tombait. Le concert des touches s’éternisait. Elle sentit ses doigts
s’engourdir.
« C’est curieux, fit l’une des employées en ralentissant la cadence. Vous avez
remarqué, ce vieux type, dans la cour ? »
Les autres femmes levèrent le nez. Anna frappait toujours, les yeux rivés sur la
page qui se noircissait.
« Cela va faire deux heures qu’il ne bouge pas. Il doit crever de froid, le pauvre
homme…
- Je serais toi, j’irais prévenir le Commissaire Divisionnaire. Qu’est-ce qu’il fait, en
smoking, par un temps pareil ? Il se croit où ? Tu trouves pas ça étrange,
Suzie ? Tu crois qu’il a fait quelque chose de louche ?
- Si c’était le cas, il faudrait être bien sot pour venir se jeter dans la gueule du
loup ! En tout cas, moi, je le trouve plutôt bel homme…
- A cet âge ? Peut-être, mais j’aime pas ça. On dirait qu’il attend quelque
chose…
- Tu parles, il t’a repérée, poulette ! Si ça se trouve il t’a suivie depuis ce matin.
Il est un peu amorti, mais faut pas faire les difficiles, vu le peu de monde qui se
presse…
- Et puis, pour porter un complet comme ça, il doit pas être sans le sou.
- C’est pas moi qu’il regarde, je te jure »
Elles se penchèrent et timidement s’approchèrent de la fenêtre.
« Eh, mais c’est la petite qu’il reluque ! Eh, Anna, t’as fait une touche ! »,
ricanèrent elles.
Anna leva les yeux et le vit. L’ombre se détachait assez nettement dans la cour,
dissimulée sous un grand manteau noir et surmontée d’un haut de forme. Une
longue écharpe blanche flottait autour du cou. Elle pouvait voir ses yeux,
effectivement fixés sur elle.
La cloche retentit d’un son strident. Les trois femmes se levèrent aussitôt et
enfilèrent leurs manteaux.
« On te laisse ?, s’adressa l’une d’entre elles à la jeune femme d’un ton narquois.
- Je n’ai pas fini, répondit elle sans trahir un mouvement.
- Bien sûr, gloussa l’autre »
Et elle éteignit les lampes de bureau, plongeant la pièce dans l’obscurité avant
de rejoindre ses collègues.
Anna attendit quelques instants puis lâcha son travail. Elle ôta ses lunettes, les
essuya et appuya son front dans la paume de ses mains. Elle inspira
profondément. Trouvant l’interrupteur, elle éteignit la lampe.
Elle avait froid, aux jambes surtout. Tout son corps était engourdi. Elle se redressa
et le vit à nouveau. On aurait dit un de ces attachés d’ambassade qui attendent
dans les halls de grands hôtels en buvant un verre de cherry. Son souffle avalait
de l’air et recrachait de la buée. Ses yeux n’avaient absolument pas modifié leur
orientation, comme s’il pouvait clairement la discerner là où elle se terrait.
Une main alluma l’interrupteur central. Anna sursauta.
« Que faîtes-vous seule dans le noir, Mademoiselle Crémieux ? Il est six heures et
demie passées, vous devriez être partie depuis longtemps »
Le Commissaire la toisait d’un air maussade, comme on reluque un être inférieur.
« Excusez-moi ! Je crois que je me suis assoupie…
- Humm, maugréa t il en la dévisageant. Vous êtes du genre bizarre, vous !
Allez ouste »
Précautionneusement elle débarrassa ce qui traînait sur son bureau. Le
Commissaire se tenait comme un cerbère sur le seuil, tenant la poignée
fermement. Elle prit son manteau et s’en recouvrit, puis jeta un bref coup d’oeil
au dehors.
La silhouette avait disparu.
Elle passa devant lui, lui laissant le soin de fermer la porte à clef




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