mardi 25 juillet 2017

LA PORTE DE L’ENFER - 1ere partie - 6 -


Les quatre hommes étaient à présent installés dans de confortables fauteuils. La baie vitrée du salon donnait sur un parc imposant dont on devinait la décrépitude. La pièce elle-même, quoique correctement arrangée pour la circonstance, semblait négligée, le fatras dissimulé sous de grandes nappes, d’où s’extrayaient papiers et
bibelots encrassés.
Les deux généraux de cette Armée française embourbée dans les charniers s’étaient montrés, depuis le commencement de la soirée, des convives de parfaite compagnie. N’eussent ils affiché avec une ostentation un rien ridicule leurs breloques toutes reluisantes, on aurait pu les confondre avec d’aimables vieillards en retraite.
L’un d’eux se vantait de se piquer d’Art, et d’écrire, parfois, dans certaines revues. Il était d’une détestable préciosité, et de sa voix tranchante animait la conversation.
« Monsieur Rodin ne se joint pas à nous ?, questionna le jeune sculpteur en tâchant
à peine de masquer l’ironie que ses propos sous entendaient
- Il vient parfois nous rejoindre, mais il n’est pas très loquace…, commenta l’un
des officiers.
- Une fois par semaine, c’est selon, une brève apparition. Même s’il a souvent
fréquenté les puissants, il n’a jamais été très mondain.
- Je crois qu’il n’a que peu de goût pour les uniformes…Mais apparemment
nous l’amusons assez…
- Vous vous trompez, Revel, nous ne l’intéressons guère ! C’est à peine s’il voit
passer les victuailles, sur sa table, et les billets dans sa poche… Rose se croit
parfois obligée de lui rappeler que c’est à nous qu’il doit de vivre encore
avec aisance…
- Notre Charles ne peut s’empêcher de se sentir rabaissé. Comme si l’opinion
d’un homme pareil sur tel ou tel d’entre nous avait quelque importance ! Ne
penses-tu pas obtenir suffisamment en l’aidant à poursuivre ce qu’il fait ?
- Quelqu’un d’entre vous a t-il déjà vu la Porte ?, se risqua Giorgino.
- Oh ça, par Dieu non !, répondit celui qui se prénommait Charles. C’est un
sujet tabou, ici ! Madame son épouse refuse qu’on en prononce même le
nom. Pensez, tous les sacrifices auxquelles elle a consenti par sa faute…
- Un projet intéressant pourtant… Si démesuré…Si peu français, en définitive…
- Si vous aviez pu comme moi assister à sa première exposition !, reprit Charles.
Seigneur, quelle désolation ! Comme j’en étais peiné pour lui ! Il n’y avait rien,
toutes les statues avaient été enlevées ! Il n’y avait que la Porte, à l’état brut,
au milieu de cette grande salle…C’était lugubre !
- Le peu qu’il avait consenti à laisser valait quand même le déplacement !,
ajouta Revel en pinçant ses lèvres.
- Vous plaisantez ? On ne voyait que les trous. Des trous béants. Et ces
caprices, ces retournements ! Ce refus de tenir son rang à l’Exposition
Universelle ! Tout ça pour quoi ?
- C’est regrettable, cher Monsieur, avec le respect que je vous dois, de ne
point profiter de ce que la chance vous offre, l’interrompit Giorgino…Combien j’aurais aimé être à votre place !
- Jeune homme, vous manquez sans doute d’expérience pour vous laisser aller
à de si hâtifs jugements. Sachez que j’ai toujours été un de ses fervents
zélateurs. Mais ce jour-là , j’ai ressenti une profonde tristesse. Cette
impuissance, ça a été pour moi comme le signe qu’un siècle venait de
s’achever.
- Allons, mon cher allons !, reprit Revel. Modérez-vous ! Vous d’habitude si
humble, que n’admettez-vous que ce qui vous est apparu ce jour-là était plus
grand que vous ?
- Je n’ai pas votre expérience, mon cher Lucien. Lucien Revel est un
spécialiste, messieurs, un exégète de l’œuvre de notre hôte bien aimé. Il
semblerait que sa chère et tendre compagne l’ait adopté comme un fils,
depuis qu’il a rameuté à Meudon un peu de ces plaisirs si nécessaires à la vie.
Tu as raison, mon ami, je ne suis qu’un ignorant. Pardonnez mes propos, et
soupons ! »
Tous se regardèrent perplexes. Le jeune sculpteur se sentit bien seul, soudain.
« N’a t-on point souvent raconté, s’aventura-t-il, que certaines de ses statues avaient été faites à base de chair humaine ?
- Sornettes !, coupa Revel. Tout ceci a été mille fois démenti !
- Démenti, oui, mais pas prouvé ! Vous connaissez ces histoires qui ont circulé
autour de la disparition de certains modèles. Je pense à cet homme…
- Cette affaire, jeune homme, a été démontée par Rodin lui-même ! Tout ce
que Paris comptait de casseurs de pierre désœuvrés y est allé de ses ragots.
- Quand même ! On a parlé de moulages humains, de meurtres, et
d’enlèvements, s’entêta le jeune homme.
- Quand je pense que le Maître vous a accueilli chez lui et vous a ouvert si
longtemps son atelier, s’énerva Giorgino. Vous autres n’avez que l’appétit
pour vous servir de morale !
- Je me souviens très bien de cette affaire, reprit Charles . D’ailleurs je crois bien
qu’il nous en a parlé lui-même l’autre soir, n’est-ce pas Lucien ?
- Notre jeune ami s’est fait abuser par des ragots. Cette histoire a vécu, son
souvenir remonte à la fin du siècle dernier. A l’époque, Rodin s’est tellement
fait attaquer là-dessus qu’il a dû aller lui-même un soir réveiller un ouvrier qui
avait posé pour lui, et qu’on imaginait avoir été passé à trépas. Il l’a assis à
côté du bronze incriminé, et a convoqué la presse !
- Il n’empêche, reprit le jeune sculpteur, les rumeurs ont continué. Je n’invente
rien : des modèles se sont évanouies dans la nature, et pas qu’une fois !
- Des prostituées ! Des femmes de mauvaise vie, qui sans doute ont péri du
bras d’un souteneur ! Ou pris la fuite pour on ne sait quelle raison !
- Vous semblez faire peu de cas des vies humaines… La guerre doit vous
sembler bien monotone… »
Personne ne releva, ce qui l’encouragea à poursuivre.
« Que Monsieur Rodin soit un immense artiste, je suis prêt à en convenir avec
vous ! Mais comprenez aussi que nous autres qui trimons dans d’obscurs taudis
souffrions d’être éclipsés par une légende vivante qui n’a rien produit depuis des
lustres !
- L’impatience vous aveugle, persifla Revel, à moins que ce ne soit autre
chose…Vous êtes bien sévère, Rodin a été particulièrement prolixe…
- Je suis bien placé pour savoir que ses œuvres les plus récentes ne lui doivent
pas grand-chose ! De tous ces mois passés à ses côtés, combien de fois l’ai-je
vu frapper la pierre ? Une fois ? Deux fois ?
- Vous êtes tout aussi bien placé pour avouer ce que certains de ces individus,
qui triment dans les taudis auxquels vous faites référence, lui doivent !
- Nous pouvons tout aussi bien parler d’asile ! Mais sans doute Mademoiselle
Claudel n’a-t-elle plus suffisamment de raison pour éclairer nos échanges…
- Ca Monsieur, cela s’appelle un coup bas !
- Soit, mais m’en laissez-vous le choix ? Revenons à ce qui semble t-il vous
obsède tous autant que moi, cette fameuse Porte ! Car c’est bien à elle que
nous pensons tous !
- Et bien justement, parlons-en ! Il faut être un sacré artiste pour sacrifier près de
trente années à une œuvre aussi exigeante…
- Inachevée, qui plus est !, ajouta Charles.
- Il y a des travaux qu’il vaut mieux ne jamais avoir commencé, s’emporta le
jeune sculpteur »
Un coup de tonnerre explosa, et les quatre hommes s’immobilisèrent.
« On ne joue pas impunément avec le Démon, conclut-il d’une façon
sentencieuse.
- Dites-moi, cher Monsieur, demanda Revel, cette jeune personne qui vous
accompagnait, où est-elle ?
- Une jeune personne ? Quelle jeune personne ? On nous cacherait quelque
beauté ?
- Quelque célèbre beauté… C’est cette jeune actrice qui enflamme nos salles
depuis peu. Je ne l’ai aperçue que de loin, mais cela a suffi pour me faire
sortir de mon lit…C’est bien Carlotta di Maggio ? Celle qui joue Antigone à la
Comédie Française en ce moment ?
- Médée, grinça Giorgino entre ses lèvres pincées.
- Bien sûr… Carlotta… Un beau sobriquet pour une sublime meurtrière…Mais
dîtes moi : elle paraît extrêmement jeune pour tenir un rôle pareil ?
- Ma sœur est une artiste, Monsieur, et les artistes n’ont pas d’âge !
- Que vient-elle faire donc ici ?
- Poser, sans doute ? Que peut faire d’autre une jeune femme en ces lieux de
mort ? Oh, comme j’envie le vieil Auguste… Les plus belles femmes du monde
se feraient damner pour se dénuder devant lui…
- Nous autres avons bien mal choisi notre métier…
- Tu dis des âneries. Rodin ne sculpte plus depuis des mois. Et puis quel intérêt
pour elle, dès lors que tout lui réussit ? »
Giorgino ne remarqua point avec quelle acuité le jeune sculpteur le dévisageait.
« La postérité, dit-il. Elle veut la postérité »
Une fenêtre s’ouvrit brusquement, et le vent souffla toutes les chandelles. Les
nappes, les tentures, les rideaux, les tapisseries, tout se mit à voler. De la vaisselle
tomba à terre et se brisa en mille morceaux. La nature déchaînée avait pénétré
la maison, les volets claquèrent de toute leur force. Madame Rodin entra en
trombe, la tête baissée, luttant de toutes ses forces contre la pluie qui la frappait,
et parvint avec peine à les refermer.
On ralluma les bougies. L’hôtesse se tenait droite, trempée de la tête aux pieds,
ses cheveux grisonnants rabattus en désordre en travers du visage.
« Mon dieu, ma pauvre amie ! Ma pauvre amie !, s’emporta Charles en
s’avançant vers elle une serviette à la main.
- Ce n’est pas normal. Ce n’est pas normal, cet orage !, bredouilla t elle. Ce
n’est pas humain !
- Que voulez-vous dire, pas humain ? »
Soudain un cri d’enfant retentit.
« Les petites, mon Dieu les petites ! », cria le sculpteur en se levant et en se
précipitant vers l’escalier.

Les cinq autres convives osaient à peine se regarder. Tous avaient le sang glacé.


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