mardi 25 juillet 2017

LA PORTE DE L’ENFER - 1ere partie - 5 -


Carlotta tremblait. Elle se tenait ainsi, recroquevillée sur un socle de pierre, depuis
bientôt deux heures. Le sculpteur, parfois, se soulevait, s’approchait d’elle, faisait
tourner le socle, sans jamais la regarder, toussait puis, revenait à son ouvrage. Les
coups, sur la pierre, s’intensifiaient. Il faisait un froid inhumain, dans cet atelier aux
vitres brisées, et la jeune femme devait parfois mordre ses lèvres jusqu’au sang pour ne point s’écrouler d’engourdissement. Elle avait beau être tendue de tous ses  muscles, l’épreuve qu’il lui faisait endurer atteignait un point limite.
Depuis qu’il l’avait rejointe, ils ne s’étaient pas échangé un mot. Elle avait su
comprendre à la perfection les rares sons qui émanaient de sa gorge et obtempérer, abaissant ses hanches ou bien tordant sa nuque jusqu’à la faire craquer. A chacun de ses efforts répondait, imperturbablement, un coup de marteau qui lui déchirait les entrailles. Où puisait elle cette patience infinie, sinon dans une volonté aussi monstrueuse, à n’en point douter, que celle qui s’emparait de ce vieil homme qui se déchaînait au labeur ?
« Tiens bon, accroche toi, se disait-elle, et tu atteindras la postérité ».
Elle revivait les attentes, dans d’obscurs couloirs de théâtres désertés, déshabillée du regard par de ventripotents quadragénaires sans talent. Il n’y avait ni argent dans les
caisses, ni public dans les salles, mais Carlotta et son frère ne pouvaient attendre que le son des canons s’éloigne. Cela faisait si longtemps qu’il la stimulait, qu’il la
préparait, jour après jour, à occuper l’espace des planches : avait-elle connu autre chose que cette quête désespérée, auxquels ils avaient tout sacrifié ?
Elle se souvenait de tout. Les essais infructueux. Les camouflets des vigiles vous
conduisant vers les salles de répétition, toisant la mine pâle et le cheveu abîmé par la crasse. Les silences de metteurs en scène sans talent, tandis qu’elle récitait sous la chaleur des projecteurs. Les apprentis régisseurs vous chassant d’un hochement de tête avant la dernière réplique. Les invitations éconduites, les dîners où l’invitant se montre moins avare pour définir, d’un plissement de lèvres, le comment de la sélection que son simple objet…
Elle n’avait jamais cédé. Jamais douté. Passant outre les chausse trappes. Les
ignorant. La chance ne l’avait point surprise, elle l’avait simplement saisie, là où elle était, au moment juste. Cela s’était imposé, faute de concurrence sans doute, elle était devenue la révélation de la saison. Sa façon de prendre la lumière, sa voix caverneuse, tout, en elle, fascinait. C’était déjà là avant d’être reconnu. Certains commentateurs écrivirent n’avoir jamais vu ça. Ses partenaires la jalousaient autant qu’ils l’admiraient. Elle prenait toute la lumière sur ses épaules, et la redistribuait sans même le savoir. On disait qu’elle faisait peur, qu’elle avait la folie ancrée au corps, on se déplaçait des quatre coins de la capitale pour l’applaudir.
Jusqu’à cette visite du célèbre sculpteur.
Lui, que la vindicte populaire, accueillait avec défiance, fourbu d’avoir encore et
toujours à défendre que le génie ne peut se juger à l’aune du vulgaire.
Depuis la scène, elle l’avait aussitôt aperçu, voûté, se frayant un chemin dans la
pénombre jusqu’à son fauteuil.
Sans même le regarder elle n’avait jamais, ce soir-là, cessé de sentir sa présence, cet oeil qui avait ramené des enfers de la matière brute, ces mains calleuses, que le contact avec la pierre avait insensibilisées.
A l’issue de la représentation, il avait parlé à Giorgino. Elle les avait aperçus tous
deux, depuis les coulisses. C’était il y a une semaine, à peine, son frère n’avait rien
voulu lui dire, mais elle avait deviné.
« Mademoiselle, s’il vous plaît, fermez les yeux »
Elle s’exécuta. Le froid la saisit aussitôt, ainsi qu’une forte douleur au ventre. Des
contractions musculaires, qui bloquaient le souffle. Elle entendit son pas traînant qui s’approchait. Tel un fauve, il humait l’air.
« Pouvez-vous, s’il vous plait, vous concentrer ? J’ai besoin que vous me montriez le
visage de la haine. La haine, Mademoiselle. La vôtre. »
Il inspira profondément, et elle ouvrit les yeux.
« Allez-y, je vous regarde »
Il venait sans le savoir de la précipiter contre ses propres limites, et elle le sut aussitôt.
Pourtant elle savait transcrire bien des sentiments que l’expérience ne lui avait point fait vivre. C’était comme jouer d’un instrument et en extraire certaines notes. Mais le sculpteur exigeait autre chose.
« Eh bien Mademoiselle, je vous attends »
Elle surprit l’oeil implacable. Dans ce regard de braise perlait un peu de cette tristesse dont se parent ceux qui devinent les réponses avant même de formuler leurs
sollicitations.
« Savez-vous de quoi je parle ?
- Non, dit-elle sans chercher à se défendre.
- Pouvez-vous tout de même vous le représenter ? »
Elle plongea son regard noir dans ses yeux, provoquant le conflit.
« Les actrices, même les meilleures, ne sont rien, lâcha-t-il d’une voix monotone. Elles sont dans l’imitation, et le plus souvent y demeurent. Vous êtes une enfant
complaisante. Le métier que vous exercez est un simulacre et rien d’autre. Vous ne
faites que grimacer, rien ne vous survit !
- Je veux davantage, dit elle
- De quoi parlez-vous ? Mais non voyons ! Vous voulez les honneurs, vous voulez
les applaudissements. Vous voulez tout, et tout ici-bas ! Ce que vous appelez
n’a rien à voir avec l’art. L’art ce n’est pas se servir. C’est un exercice
totalement désintéressé. On le fait ou bien contre soi, ou bien malgré soi. La
renommée n’est qu’un fâcheux accident. Ce dont je vous parle est au-delà
de vous, au-delà de moi. Au-delà. N’y a-t-il donc aucune voix supérieure, qui
recouvre vos braillements ? Il faut que ça vous mange de dedans.
- Mais ça me bouffe ! s’emporta-t-elle subitement. Ca me vrille, je n’en dors
pas ! Ce rôle me tue, je ne vis qu’à travers ça !
- Ma pauvre petite, haussa-t-il les épaules ! Vous faîtes ce métier parce que
sans cela vous n’êtes rien ! Où croyez-vous donc avoir mis les pieds ? Vous les
avez vus, mes bronzes ? Vous avez vu les visages, les formes ? Vous ne pensez
tout de même pas une seconde que j’ai la vanité de croire en être l’auteur ?
- Comment ? C’est bien vous ! Ce sont bien vos mains !
- Pauvre petite fille ! Moi ? Mais moi je ne fais rien ! Je ne décide de rien ! Vous
croyez que des horreurs pareilles puissent être engendrées par un être
humain ? Oui ce sont mes mains, ce sont mes mains qui frappent et qui
saignent ! Mon âme n’est que plaie béante. Mais pourtant ce n’est pas moi,
je ne suis qu’un messager correctement inspiré.»
Elle était humiliée. Pour la première fois sa nudité devint contraignante. Elle sentit sa chair triste, plate et sans reliefs. Le froid devint de plus en plus insoutenable. Elle aurait presque aimé qu’il se rapproche d’elle et la palpe pour lui redonner quelque contenance. .
« A quoi bon faire le métier que vous faîtes si vous n’êtes pas capable de traduire
avec exactitude des sentiments divins ? Si vous n’êtes pas apte à vous faire le miroir même de la haine ? Vous croyez incarner le mal, vous n’en reproduisez qu’une vulgaire imitation ! Le Mal, Mademoiselle ! Quand on s’y livre, authentiquement, on ne retrouve jamais plus son équilibre. On tombe, on tombe, plus bas encore, et cevertige qui vous saisit ne vous quitte jamais plus. »
Elle plongea alors dans les yeux apaisés du vieil homme. Comme elle aurait aimé, en cet instant, n’être plus elle-même, mais lui ! Si voûté, si vieux, si controversé, mais si
incroyablement légendaire…Elle tremblait d’une rage impuissante, proche de celle qui s’était emparée d’elle quand elle avait introduit dans ses entrailles cette longue aiguille pour y fouiller, du dedans, et tuer l’embryon dans l’oeuf !
Elle ne vit rien d’autre qu’elle-même. Pauvre et nue. Elle que depuis un mois on
acclamait à tout rompre. Et comprit qu’en acceptant le rendez-vous, elle avait
ouvert les yeux sur la vraie nuit.
Rodin vit la silhouette blanche se détacher lentement du socle, s’avancer à pas lents vers lui, et lui tendre les mains.
Il retint son souffle quand elle les posa délicatement sur son visage.
« Attendez moi juste un instant, dit-elle. Je reviens »
Il suivit du regard l’ombre aux pieds nus marcher en direction de la porte, entre les
statues, les caresser une à une, poser un pied sur la première marche, se retourner

dans un sourire étrangement absent, puis s’enfoncer dans la pénombre.


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