Elle trouva son mari comme à l’accoutumé assoupi contre
la vieille banquette en
merisier. Depuis plusieurs années, il quittait à peine sa
chambre, sinon, parfois, pour
s’échapper dans l’atelier et s’y enfermer toute la nuit.
Elle avait dû faire un double
de la clef, afin de venir le chercher, peu avant l’aube
car, l’âge l’ayant diminué, il lui arrivait de s’allonger, à même le sol, et de
plonger dans un profond sommeil.
Le couple Rodin avait traversé bien des épreuves, depuis
leur union prématurée. Il
n’y avait guère que Rose, cette fidèle compagne qui,
quoique n’ignorant rien de sa difficulté à honorer ses commandes, n’avait
jamais émis le moindre commentaire sur ce qu’elle endurait à ses côtés.
Au final, cette femme que rien à la naissance ne
distinguait de ses semblables avait quand même su imposer le respect. Elle
avait en définitive tout assumé, et rejeté sans l’avoir jamais voulu tous les
autres, ceux-là, notamment qui, effrayés par la rumeur,
s’étaient, la guerre aidant, éclipsés.
« Tu l’as vue ? Est-ce que tu l’as vue ? »
L’oeil du vieux sculpteur était tout humide de cette
frayeur propre à ceux qui
s’accrochent encore un peu avant de se laisser glisser.
Elle comprenait très bien,
même s’il ne lui avait rien dit, ce qu’il avait
l’intention de faire. Cela la terrorisait, mais elle avait à présent la faculté
de comprendre qu’une perdition pouvait amener une délivrance. Il fallait qu’il
s’y attèle une ultime fois. Sa vie ne lui appartenait point.
« Elle s’intercalera parfaitement. Tu as l’oeil, mon ami,
même si tu ne vois plus très
clair et que je suis parfois obligée de te maintenir
contre mon épaule. »
Il toussota et lui sourit. Son visage à la peau abîmée
était serein.
« J’ai cru surprendre des cris d’enfants.
- Il y a deux bébés qui
l’accompagnent. Et ton ancien apprenti, celui que tu
aimais tant. Je crois que c’est le père.
- Eugène ? Eugène est
revenu ? »
Elle abaissa les yeux en signe d’acquiescement.
- Le pauvre garçon…Il
avait bien besoin de cela ! Que fait il avec cette
femme ? Tu le savais, toi, qu’ils étaient ensemble ?
- Tu sais bien que je ne
lui parlais jamais. Mais ça m’a fait un choc, je dois le
reconnaître ! Je n’ai rien dit, quand je l’ai vu entrer…
- Tu sais, elle était
vraiment effrayante, dans la pièce ! C’est insensé, un talent
pareil…Je ne peux pas imaginer une créature comme ça
élever des
enfants…
- Toutes ces actrices
sont des putains ! Tu le sais mieux que moi.
- Des putains qui nous
font vivre… »
Elle posa ses mains sur ses épaules. Ensemble ils observèrent,
depuis la fenêtre close, les arbres, qui luttaient contre les vents.
« Cet orage ne me dit rien qui vaille…, murmura t elle.
- Tu crois que c’est un
signe ?
- Oh… »
Ses yeux se perlèrent. Elle sortit un mouchoir de sa
poche et s’essuya.
« Si avec elle je ne parviens pas à finir, je te promets,
je casse tout demain matin, et on n’en parle plus !
- En auras tu seulement
la force ? »
Et, l’aidant à s’appuyer contre ses épaules, elle le
hissa sur ses deux jambes, et lui deposa sur le front un baiser.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire