vendredi 21 juillet 2017

LA PORTE DE L’ENFER - 1ere partie - 4 -


Elle trouva son mari comme à l’accoutumé assoupi contre la vieille banquette en
merisier. Depuis plusieurs années, il quittait à peine sa chambre, sinon, parfois, pour
s’échapper dans l’atelier et s’y enfermer toute la nuit. Elle avait dû faire un double
de la clef, afin de venir le chercher, peu avant l’aube car, l’âge l’ayant diminué, il lui arrivait de s’allonger, à même le sol, et de plonger dans un profond sommeil.
Le couple Rodin avait traversé bien des épreuves, depuis leur union prématurée. Il
n’y avait guère que Rose, cette fidèle compagne qui, quoique n’ignorant rien de sa difficulté à honorer ses commandes, n’avait jamais émis le moindre commentaire sur ce qu’elle endurait à ses côtés.
Au final, cette femme que rien à la naissance ne distinguait de ses semblables avait quand même su imposer le respect. Elle avait en définitive tout assumé, et rejeté sans l’avoir jamais voulu tous les autres, ceux-là, notamment qui, effrayés par la rumeur,
s’étaient, la guerre aidant, éclipsés.
« Tu l’as vue ? Est-ce que tu l’as vue ? »
L’oeil du vieux sculpteur était tout humide de cette frayeur propre à ceux qui
s’accrochent encore un peu avant de se laisser glisser. Elle comprenait très bien,
même s’il ne lui avait rien dit, ce qu’il avait l’intention de faire. Cela la terrorisait, mais elle avait à présent la faculté de comprendre qu’une perdition pouvait amener une délivrance. Il fallait qu’il s’y attèle une ultime fois. Sa vie ne lui appartenait point.
« Elle s’intercalera parfaitement. Tu as l’oeil, mon ami, même si tu ne vois plus très
clair et que je suis parfois obligée de te maintenir contre mon épaule. »
Il toussota et lui sourit. Son visage à la peau abîmée était serein.
« J’ai cru surprendre des cris d’enfants.
- Il y a deux bébés qui l’accompagnent. Et ton ancien apprenti, celui que tu
aimais tant. Je crois que c’est le père.
- Eugène ? Eugène est revenu ? »
Elle abaissa les yeux en signe d’acquiescement.
- Le pauvre garçon…Il avait bien besoin de cela ! Que fait il avec cette
femme ? Tu le savais, toi, qu’ils étaient ensemble ?
- Tu sais bien que je ne lui parlais jamais. Mais ça m’a fait un choc, je dois le
reconnaître ! Je n’ai rien dit, quand je l’ai vu entrer…
- Tu sais, elle était vraiment effrayante, dans la pièce ! C’est insensé, un talent
pareil…Je ne peux pas imaginer une créature comme ça élever des
enfants…
- Toutes ces actrices sont des putains ! Tu le sais mieux que moi.
- Des putains qui nous font vivre… »
Elle posa ses mains sur ses épaules. Ensemble ils observèrent, depuis la fenêtre close, les arbres, qui luttaient contre les vents.
« Cet orage ne me dit rien qui vaille…, murmura t elle.
- Tu crois que c’est un signe ?
- Oh… »
Ses yeux se perlèrent. Elle sortit un mouchoir de sa poche et s’essuya.
« Si avec elle je ne parviens pas à finir, je te promets, je casse tout demain matin, et on n’en parle plus !
- En auras tu seulement la force ? »

Et, l’aidant à s’appuyer contre ses épaules, elle le hissa sur ses deux jambes, et lui deposa sur le front un baiser.


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