Vers midi, la cohorte pénétra dans
le bureau de celui qui allait devenir « l’ancien Premier Ministre » du
septennat de Valéry Giscard d’Estaing. La cassette avait été envoyée aux trois
chaines d’information, pour la diffusion au journal de treize heures. Alertées
simultanément, les principales stations de radio disposeraient de la matière
peu avant, vers 12h45 environ, suffisamment tôt pour bouleverser l’ordre de
passage des informations. Car celle-ci était une bombe, et son lancement un
chef d’œuvre du genre.
Chirac humiliait à présent celui qui
l’avait placé sur son échiquier comme un pion, et mésestimé au prix de
constantes vexations. L’ancienne admiration envers ce si brillant
polytechnicien à qui tout réussissait avait muté en haine froide, et cette haine
avait précédé le coup de tonnerre. Cette déclaration balancée d’un ton martial
sonnait comme une renaissance.
Grand, Chirac l’était, et pas que
par la taille. Il avait bien pesé le pour et le contre, et maîtrisé la carte du
temps. Annoncée au Président fin juillet, sa démission orale ne fut entendue
que comme un caprice. Loin d’abattre ses pions, Chirac contint sa rage un mois
durant, et celle-ci ressortit par la bouche de son épouse humiliée lors du
funeste weekend à Brégançon.
Le plat qu’il servit au Monarque fut
un chef d’œuvre d’ingéniosité. Ouvrant le Conseil des Ministres, le Président
annonça que son Premier Ministre souhaitait faire une déclaration. Celui-ci,
d’une voix froide, annonça sa démission, puis se leva, les laissant tous en
flanc.
Depuis Matignon, il attendit les
journalistes, et prêta une oreille attentive aux réactions lourdes de sens des
vieux barons gaullistes qui s’opposaient depuis 1974 à son leadership sur
l’UDR. Autant la réaction outrée de Giscard l’amusait, autant celle de ces
empêcheurs de conquérir à la hussarde virait à l’obsession. Là, c’était quitte
ou double.
Suzanna et Marie France Garaud
étaient côte à côte, bottées comme des cavalières, la première en rouge, la
seconde en noir. Elles observaient d’un œil avide, tout en s’observant elles-mêmes
à la dérobée, celui qui avait osé faire ce que l’une puis l’autre lui avaient
conseillé.
Suzanna ne pouvait s’empêcher de
scruter l’habile conseillère qui sentait tant le souffre qu’on l’avait
qualifiée de « femme la plus haie de France », pour mieux s’en inspirer sans
surtout la copier.
« Marie-France, osa-t-elle, puis-je…
»
La conseillère la toisa.
« Ce genre de familiarité n’est pas
dans mes habitudes, Mademoiselle Lewit…
- Je sais.
- Alors à défaut de vous taire et de
me laisser poursuivre, appelez-moi du nom de mon époux.
- Si vous l’exigez, Marie-France.
- Vous vous croyez maline. Je vois
clair en vous.
- Le vôtre est tout aussi visible.
Il vous coûtera cher, j’en suis persuadée.
- Comment osez-vous… ?
- Votre suffisance, Madame Garaud.
Celle-là qui perdra Giscard…
- Taisez-vous !
- Pareille intelligence, gâchées par
un si grand amour propre !
- Propre, dites-vous ? »
Elle éclata d’un rire glaçant.
« Vous parlez de quelque chose qui
vous est cher ! Vous qui vous admirez tant dans le regard des autres !
- C’est pas ça, l’estime de soi
- Ah bon ? Et c’est quoi alors ?
- Eh bien : vous ! »
Elle avait planté son regard dans
les yeux perçants de la conseillère, qui, troublée, trahit un léger rictus.
« Vous m’en direz tant.
- Ecoutez-moi. Je ne suis pas là
pour vous faire de l’ombre. Chirac, je l’ai pas mis dans mon lit comme l’ont
fait toutes les autres. C’est vous qui l’avez choisi d’entre tous, c’est vous
qui lui faites sauter les obstacles.
- C’est Juillet, qui l’a désigné. Mon
travail c’est de faire dans le crédible.
- Et c’est énorme !
- J’en conviens…
- Et vous êtes dans le juste ! Un
quasi sans faute !
- Vous m’évaluez, maintenant !
- Et pourquoi pas ? »
Marie France Garaud recula d’un pas.
Le visage de la jeune femme avait pris une coloration plus pâle.
« Vous avez un de ces toupets !
- Il en faut, pour se hisser !
- Jusqu’où, Mademoiselle ?
- Ce n’est pas la question, Marie
France. Comme vous j’entends rester dans l’ombre.
- Pour mieux tirer les ficelles ?
- Méfiez-vous de Bernadette !
- Que dites-vous, ajouta-t-elle d’un
air méprisant. Cette mémère ?
- Vous vous trompez complètement !
Cette femme, je l’ai rencontrée et…
- C’est une vieille rombière…
- C’est une femme extrêmement
intelligente ! Regardez sa patience. Sa discrétion !
- Elle est aussi transparente qu’un
vieux rideau !
- Elle tient son homme, et elle est
là ! Et bien là !
- Vous n’y connaissez rien en bonnes
femmes !
- C’est vous, Marie-France, qui n’y
connaissez rien ! A tant mépriser son mari et à la prendre pour une cruche,
vous allez finir par vous faire éjecter.
- Vous plaisantez !
- C’est l’admiratrice qui vous parle
!
- Et pourquoi pas l’amie, Suzanna ?
- Vous venez de m’appeler par mon
prénom !
- N’exagérez rien !
- Je n’exagère pas. Mais c’est un
signe. Et il me plait.
- Nous ne sommes pas amies. Nous ne
pouvons pas l’être. En aucune façon.
- Nous voilà accordées, Marie France
! ç
- Ah ! », fit-elle en expirant avec
force.
Suzanna frôla son bras et lui fit
signe de se retourner.
« Regardez, Marie-France. Regardez
son aisance !
- Il ne s’en sort pas mal du tout !
- Il est dans le ton. Concentré. A
l’aise.
- Enfin un peu discipliné !
- Emmenez-nous ça aussi haut que
possible !
- « Ca » ? Oui, l’expression est
assez juste. A défaut d’une certaine idée de la France, une incarnation.
- Et beau mec, avec ça !
- Voyons donc !
- Vous n’y êtes pas sensible ?
- Absolument pas !
- C’est que vous n’êtes pas
sensuelle, Marie France !
- La sensualité n’est pas la
première vertu d’une ancienne magistrate !
- Alors croyez en la parole d’une
jeune femme pour qui le cul, ça compte. Ce Chirac, il sent le sexe. C’est le
genre de type que les femmes rêvent de voir se glisser dans leur lit à l’heure
où leur mari s’endort.
- Qu’elles se contentent de glisser
le bulletin !
- Et que les maris ont envie
d’inviter prendre une bière pour parler des défauts de Madame en riant comme
des gamins !
- Les femmes mariées et les hommes
mariés : on dépasse allègrement les 50% !
- Seulement voilà, Marie France : voudra-t-il
d’une femme si hermétique à son charme jusqu’au seuil de l’Elysée ? La logique
serait qu’il vous vire avant !
- Charmant !
- Sauf, bien entendu, si vous vous
mettez Bernadette dans la poche … »
Marie France Garaud étouffa un cri
et, attrapant le bras de la jeune femme, le serra si fort qu’elle se retint de
hurler.
« Allez donc vous faire voir, sale
petite conne ! »
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