vendredi 23 juin 2017

SUNDANCE / GENESE (33)


La lourde porte s’ouvrit, et un à un, par petits groupes, la plupart des ministres quittèrent la salle. Pierre en reconnut certains, et s’amusa de la surprise de Françoise Giroud lorsqu’elle croisa son regard. L’avait-elle reconnu, ou bien était-ce son charme qui la fit le fixer avec avidité, comme on contemple dans la vitrine d’un pâtissier un succulent gâteau ?

Il fut instantanément attiré par un noble visage, posé sur un corps athlétique. Il hésita un instant, reconnaissant aux côtés de l’homme son futur beau-père qui conversait avec lui à voix basse. Puis il détourna le regard, à son tour troublé.

« Tu m’attendais ?, lui demanda Auguste en levant les yeux.
- On a bien voulu me laisser monter.
- Entorse au protocole, sourit l’homme.
- Ça devrait vous plaire, mon cher Jean-François.
- Plutôt… »
L’homme s’avança vers Pierre et lui tendit une franche poignée de mains. « Jean François Deniau. A qui ai-je l’honneur ?
- Le compagnon de ma fille, coupa Auguste en avalant sa salive.
- Vous en avez deux !
- Suzanna, pardon…
- Elle est en bas, ajouta Pierre.
- Suzanna ?
- Quelle surprise ! Enfin je vais pouvoir la contempler.
- Jean-François s’il vous plait, maugréa Auguste. - Mais cher ami, à quoi pensez-vous ?
- J’ai confiance, sourit Pierre.
- Forcément, répondit le Ministre. Un préposé au terroir, ça ne va quand même pas voler des poules…
- Pardon ?
- Je suis en charge de l’Agriculture, s’esclaffa Deniau en tirant Auguste par bras vers l’escalier. Tiens, voilà Jacques ! »
Tous trois se retournèrent en voyant le Premier Ministre avancer vers eux en de grandes enjambées.
« Auguste, vous tombez à pic, commença-t-il en sortant une gitane.
- Jacques, fit Deniau, vous n’allez pas nous empester avec…
- Puisqu’on parle de toxicité… , sourit Chirac.
- Vous n’allez pas recommencer, Jacques, l’interrompit Auguste.
- Recommencer ? Vous m’avez entendu dire un mot au Conseil ?
- Votre visage parlait pour vous.
- Manquerait plus que je le mette sous contrôle. Je suis pas encore au Musée Grévin !
- On a tous vu que…
- Eh bien tant mieux ! Non mais franchement, vous trouvez pas ça agaçant, cette histoire ?
- C’est de la politique, Jacques !
- Vous m’en direz tant ! Auguste, pas vous ! Pas à moi !
- Je ne comprends pas votre agacement
- Et moi pas plus votre silence…
- Je suis ici dans le cadre d’un…
- Eh bien moi votre cadre, j’ai envie de le faire péter, voilà !
- En tant que Premier des Ministres, vous êtes tenu de donner l’exemple…
- Premier rien du tout ! Et vous le savez, tous les deux. Ça vous fait même bien marrer…
- Parlez-moins fort Jacques !
- J’en ai strictement rien à foutre ! »

Sa voix avait résonné, et quelques ministres attardés sur les marches s’étaient retournés en leur direction. La porte de la salle du Conseil des Ministres était restée ouverte.
« Il est encore là…, murmura Auguste en pointant du doigt la porte.
- Avec Ponia, je sais ! », ponctua Chirac en allumant sa cigarette.
Il s’appuya sur la rambarde dorée, et se retournant, aperçut Pierre.
« On se connaît non ?
- On s’est vus à la Garden Party l’an dernier.
- Ah mais oui ! C’est vous le compagnon de …
- Mon homme ! »
Elle se tenait à quelques marches d’eux, la taille serrée dans un tailleur strict, et la chevelure relevée en chignon.
« Suzanna, lâcha Auguste.
- Eh bien quoi ? Je connais à peu près tout le monde ici. Sauf vous, Monsieur Deniau. Nous n’avons pas été officiellement présentés… »
Elle franchit quelques marches, et s’avançant vers le Ministre de l’Agriculture, sentit le regard du Premier Ministre la dévorer. « Vous êtes toujours nerveux, Monsieur Chirac, quand nous nous croisons…
- C’est que…
- Il vous a encore fait passer un sale quart d’heure… »
Elle détourna son regard et continua à monter, puis tendit la main à Deniau.
« Il paraît que vous écrivez….
- Entre autres, oui. Pas vous ?
- Moi je ne sais pas écrire, répondit-elle en souriant. Ma sœur Laure vous lit.
- Bon on descend ou quoi ?, maugréa Auguste.
- Papa, s’il te plait ! »
D’une intonation elle l’avait dompté.
« Venez un jour à la maison. Laure sera heureuse de vous connaître, reprit Suzanna.
- Place Vendôme ?
- Oui c’est ça ! »
Chirac à son tour monta quelques marches.
« Et moi ? Je ne suis pas invité ?
- Le protocole l’interdit, fit Auguste.
- Au diable le protocole ! », lui répondit Chirac.
Suzanna éclata de rire.
« Décidément vous me plaisez, Monsieur le Premier Ministre…
- Ça se voit, sourit Deniau. Ça va embarrasser ce jeune homme…
- Pas le moins du monde, murmura Pierre en descendant, et en entrainant dans son sillage les présents.
- Vous me donnez le bras ?, osa Suzanna. Avec mes talons j’ai peur de …
- Accrochez-vous, lui répondit Chirac en riant. C’est du solide, cette viande, je peux vous le dire. Labellisée Corrèze.
- Au cul des vaches ?, sourit Suzanna.
- Ah ! Le cul des vaches …
- C’est quoi qui vous a mis dans un état pareil ? L’affaire ?
- Ben dites, on peut dire que vous y allez ! Comment vous savez ?
- Le jeune et le vieux, au-dessus, ils ne parlent que de ça !
- On parle que de ça, en ce moment !
- C’est quand même grave, cette histoire !
- Pas au point de faire comme si le reste n’existait pas !
- Vous faites plus de politique, Monsieur le Premier Ministre ?
- Plus que jamais ! Mais pas à n’importe quel prix !
- Je pensais qu’à votre niveau…
- A mon niveau on joue pas avec la mort d’un gosse »

Elle s’arrêta et serra son bras. Ils venaient tous deux d’arriver en bas de l’escalier.
« C’est bien, ça…
- Je me sens bien seul.
- Résistez ! C’est vous qui parlez vrai.
- J’ouvre pas mon bec ici, ils me laissent pas faire. Mais j’en pense pas moins.
- Prenez les rennes !
- Bientôt, si tout va bien ! Mais en attendant…
- Serrez les fesses …
- A m’en coller la raie ! »
Elle éclata de rire.
« Il n’y a donc que vous, dans ce marigot…
- Votre père peut pas me voir en peinture…
- Mon père est un peu gâteux.
- Pas qu’un peu.
- Et vous, vous feriez bien de vous débarrasser de vos deux cerbères…
- Hein?
- Jouez pas au candide : Marie France Garaud et Pierre Juillet…
- Bernadette me saoule avec ça depuis des mois…
- Ecoutez-la. Les bonnes femmes ont parfois raison.
- Qu’est-ce que vous avez contre eux ?
- Qu’est-ce qu’ils vous apportent ?
- Ils me mettent en selle depuis des années !
- Vous vous prenez pour un étalon ?
- Ah !
- Pourquoi vous riez ? C’est pourtant vrai. Vous en êtes un !
- Quoi ?
- Un étalon ! Je suis pas d’accord, ils vous prennent pour un jockey…
- C’est un peu pareil….
- C’est tout l’inverse, Jacques ! »
Il la fixa avec avidité.
« Je vous ai appelé Jacques, murmura-t-elle.
- Aucun problème…
- Heureusement que j’ai pas parlé fort…
- Votre père …
- Mon père a pas misé sur le bon cheval !
- Vous avez vu où j’en suis…
- Voyez loin !
- C’est ce que je fais. Ça va être dur…
- Long surtout. Mais ça vaut la peine, quand on a votre pédigrée.
- Le Président, c’est lui.
- Sa page est en train de s’écrire. C’est son livre le plus important.
- Y aura une suite…
- Si vous croyez ça, à quoi bon être un étalon ?
- Vous croyez ?
- En vous ? Oui. »
Elle l’attira vers un recoin.
« Oui je crois en vous. J’y crois fortement. Et même si je suis la seule dans ma famille, sachez-le, ce que je ne peux pas dire aux miens, à vous je peux. »
Elle sentit qu’il était touché, et recula d’un pas.
« Vous n’aimez pas Giscard ?
- Aimer ne veut rien dire en politique.
- Je veux dire : vous ne croyez pas dans sa réélection ?
- Jacques, c’est de vous que je parle. Vous, c’est l’avenir.
- On dit de lui qu’il est moderne.
- C’est du toc.
- Je sais bien…
- Vous parlez vrai !
- Comme un arracheur de dents !
- Comme un politique. »
Elle observa au loin son père la fixer avec intérêt.
« Papa Poule veille sur sa couvée…, sourit-elle. Faut faire vite.
- Faire quoi ?
- Décider.
- Décider quoi ?
- Quand nous revoir. Et où.
- Mais il va être mis au courant…
- Comptez sur ma discrétion !
- Ponia est très fort ! Et il se fera un plaisir…
- Ponia c’est qui, excusez-moi ? »
Pierre, à son tour, les observait.
« Vous pensez juste, pour l’enfant. C’est dégueulasse, quand même, d’attiser ce genre de choses, reprit Suzanna.
- C’est ça, l’aristocratie….
- La vraie ou la fausse ?
- Dans les deux cas, pas celle de ma femme. Elle, ça fait quelques siècles. Là c’est des qui pètent des ronds de bulle dans des mouchoirs en soie.
- Pas votre genre.
- Moi c’est le cul des vaches…
- Vous ne m’avez pas répondu, Jacques ! »
Il avala sa salive, puis osa.
« Demain soir. Appelez Matignon. Demandez Jacques Toubon.
- Je donne quoi comme nom ?
- Dites au standard que vous appelez de la part de ma femme.
- Marie-Louise, ça ira ?
- Ça ira.
- Jacques, il faut que je vous dise… Je ne trompe pas mon compagnon. En tout cas pas sans son consentement.
- Pourquoi vous me dites ça ?

- Jacques : on baisera pas ensemble ! »


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