La naissance de Valérian survint un
20 février, premier jour du signe du Poisson, avec près de deux mois d’avance
sur le moment attendu. Conçu avant le terme d’une fête nationale, il fut, au
contraire de son ainé, extrait en quelques intenses contractions du ventre de
sa mère.
Son arrivée fut accueillie avec une
joie évidente par Suzanna et par tous les membres de la famille. Plus vaillant
physiquement, le nourrisson occupa aussitôt une place déterminante dans la
maison. Placé au centre de la pièce où tous étaient rassemblés, il accaparait
l’attention par ses rires et ses pleurs, lesquels recouvraient les
conversations jusqu’à presque les tarir. Sa mère se précipitait vers lui et, le
soulevant avec soin au-dessus du berceau, et l’exposait avec une fierté telle
qu’on pouvait presque trouver cela dangereux pour l’enfant.
C’avait été un hiver de grand froid,
et les pièces immenses du Ministère ne permettaient pas d’y créer une
atmosphère réconfortante pour deux très jeunes enfants en même temps. Expédit
fut souvent oublié dans un coin. A tour de rôle, Laure, sa mère et Charles le
récupéraient à terre. Il sentait la présence de son petit frère, et s’avançait
à tâtons dans l’air glacé afin de le toucher sans y parvenir jamais. Car jamais
il n’avait été mis en situation de le faire depuis ce fameux 20 février.
Suzanna avait interrompu quelques
semaines, pour la seconde fois en un an, ses études. Laure lui apportait les
polycopiés, et Auguste payait les enseignants après leurs cours pour répondre
aux questions de l’étudiante à domicile. Ses résultats demeuraient bons, mais
son inconstance la desservait. Il n’était pas facile d’attribuer une note
médiocre à une fille du Ministre de la Justice.
Laure poursuivit le chemin emprunté
par sa mère, et atteignit le plus logiquement du monde la même place qu’elle.
Première à Normale, ce n’était pas un but, comme pour Suzanne autrefois :
savoir lire, décrypter, analyser et écrire, quoi de plus naturel pour une jeune
femme confinée dans l’ombre ? Pour Auguste, qu’elle fut première importait peu
: se mêler de littérature trois ans après un choc pétrolier lui paraissait une
absurdité.
A la Faculté d’Assas, Suzanna avait
trouvé son auditoire. Aux rejetons des nantis qui comme elles embrassaient sans
savoir pourquoi la voie du Droit, elle opposait une verve un rien intimidante.
C’était à qui parviendrait un jour à dérider la belle, qu’on savait déjà mère
mais dont la démarche dans les couloirs était celle d’une amazone.
Avec Pierre ils avaient instauré une
règle : ne pas s’afficher ensemble sur le territoire de l’autre. Lorsque
quittant le Ministère il allait la retrouver, il s’arrêtait à quelques pas de
la Place du Panthéon, et s’attablait à un café. Il faisait toujours nuit quand
elle le rejoignait.
« On en est où ?, lui demanda-t-elle
en le laissant à peine avaler une gorgée de bière.
- Paraît qu’il avance bien ses
pions. Pasqua rameute les ouailles, ça ressemble à un coup d’état.
- Bien. Et Marie France ?
- Aucun contact de ce côté-là. Trop
forte !
- Papa avait raison. Il en dit quoi,
le Président ?
- D’après ton père, Ponia l’alerte
toutes les deux minutes, mais l’autre n’y croit pas.
- C’est fou, cette incapacité à
prêter à autrui un peu d’intelligence… Quelle faille ! Je parie que ça lui
coûtera cher un jour…
- Il a pourtant l’air de bien tenir
sa barque !
- Te fie pas aux sondages ! La
politique, c’est savoir gérer le temps »
Elle commanda une coupe, et se
penchant, tira sur un de ses bas.
« Encore un qui a pas tenu la
journée.
- Comment tu fais ton compte ?
- J’accroche tout ! »
Elle posa sa main sur sa bouche et
mordilla son oreille.
« Papa il va comment ?
- Un peu faible. Il tousse depuis
quelques jours.
- Il tiendra le choc. Il tient
toujours.
- Cet hiver lui réussit pas.
- C’est chaque année la même
histoire ! Tu m’embrasses ? »
Il l’enserra par la taille.
« Pourquoi j’ai envie de te bouffer
?
- T’aimes que ce qui est mauvais,
Pierre ! T’adore ça, mastiquer puis recracher.
- Pas faux !
- Faut juste que tu fasses gaffe,
avec mon père. Reste sur tes gardes, c’est tout ce que je te demande.
- Me demande pas, Suzanna ! Me
demande rien !
- Je te dis ça parce que c’est mon
terrain de jeu. Je te demande pas de me croire ou de m’obéir. Simplement de
m’écouter et de mettre ça dans un coin de ta tête. J’ai envie que ça se passe
bien.
- Ça se passe très bien !
- Pardon : j’ai envie que ça se
termine bien !
- De quoi tu parles ? Nous ?
- Y’a des moments je me dis que t’as
la cervelle d’une huitre… »
Elle vit son regard s’assombrir et
ses mains s’approcher de son cou.
« Si tu me parles comme ça…
- J’attends que ça, tu sais bien…
- Tu fais chier, Suzanna ! Avec toi
c’est pas possible d’être assis cinq minutes tranquillement. Faut toujours que
tu fasses ton numéro !
- T’es sur mon terrain de jeu. C’est
tout »
Elle se dégagea de son emprise, et
ses lèvres s’humectèrent de champagne.
« J’ai envie que tu m’aides, murmura-t-elle.
- Comment ça ?
- Y retourner.
- Où ça ?
- Ton terrain de jeu. Le tien.
- De quoi tu parles ?
- Dani… Silvio… Ce genre-là.
- Encore ?
- Pourquoi tu réponds jamais quand
je te demande ?
- Suzanna, on a deux gosses en bas
âge !
- Qu’est-ce que ça empêche ? On les
laisse à Laure et on y va.
- T’as vraiment envie de te faire
mal, toi !
- J’ai envie, c’est tout. Marre que
tu reportes. T’en as voulu deux, moi un, je te les ai pondus l’un puis l’autre,
c’est fait ! Maintenant…
- D’accord. D’accord, Suzanna ! »
Elle se pencha vers lui et, lui
saisissant la main, y déposa un baiser.
« Ma belle, tu l’as mérité. Tu m’as
fait deux beaux enfants. T’es sûre de toi ?
- Parfaitement !
- Si on y va, on y va pas qu’une
fois.
- C’est ce que je veux.
- T’imagines qu’une fois lancés on
peut plus faire demi-tour ?
- J’ai confiance !
- En qui ? En moi ?
- Oui.
- En toi ?
- Aussi.
- Jusqu’où ?
- J’ai envie. Suffisamment pour avoir
confiance.
- Ca peut faire mal, tu sais…
- Je sais.
- Mal comme t’imagines pas.
- Pour savoir, faut le vivre.
- Exact »
Il se releva et attrapa son manteau.
« Où que j’aille tu me suis ?
- Oui.
- Sans poser de questions ?
- Sans poser de questions.
- Sans chialer ?
- Je ferai de mon mieux.
- J’ai horreur d’une femme qui
chiale. Surtout si c’est la mienne.
- Je sais.
- Ca me rend marteau.
- Au point de …
- Ouais »
Elle le regarda, dressé devant elle,
et eut un frisson de plaisir.
« Tu m’excites, Pierre.
- Joue pas à ça.
- Je te jure.
- Tu sais pas à quoi tu t’exposes !
- A qui !
- A quoi ! »
Il l’agrippa par le bras et la hissa
violemment vers lui.
« Réveille pas le volcan, Suzanna !
Le réveille pas ! »
Elle surprit dans le fond de son œil
un éclat de braise, et trembla.
« Je comprends », fit-elle en
baissant les yeux.
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