Lorsqu’ils apparurent sur le perron
donnant sur le parc, il y eut, dans cette foule pressée autour des buffets un
léger frémissement. Quelques regards se levèrent dans cette assistance pourtant
blasée. Nombreux furent ceux qui s’interrompirent pour admirer l’étonnante
amazone à la robe rouge écarlate qui venait de faire son apparition au bras du
Ministre de la Justice.
Suzanna, tout comme Pierre, sentit
instantanément que la flèche avait atteint sa cible. On la regardait avec
avidité, éclatante dans ce rayon de soleil. Les femmes à chapeaux sentirent
souffler une brise de soufre.
Une femme d’une exquise élégance
s’avança en direction du trio, plantant un regard de chatte dans celui
d’Auguste. Elle portait des talons hauts et une jupe aux tons crème assortie à
un chemisier blanc immaculé.
Suzanna sentit à son approche que
quelque chose n’allait pas dans l’énergie qu’elle venait d’impulser.
« Mon cher Auguste, commença la
femme en présentant une belle main aux veines apparentes. Un peu de piquant
dans cette faune frelaté. Cela valait la peine d’attendre… »
Elle tourna à peine la tête en
direction de la fille à la robe écarlate, et poursuivit.
« Vous me présenterez, bien sûr.
Mais dites-moi : ça risque de tanguer, entre le Président et certains de ses
invités… J’ai cru comprendre que des dossiers…
- Ma chère Françoise, pas ici ! Pas
aujourd’hui !
- Mais Auguste, enfin, ici ou
ailleurs, aujourd’hui ou demain, quelle importance ? Vous imaginez bien que si
je prends la peine de venir à vous, c’est que j’ai une bonne raison…
- Comme un article, par exemple ?
Madame Giroud, vous m’avez habitué à mieux… Nous sommes tous deux assis chaque
mercredi face à face à la table du Conseil des Ministres…
- C’est bien la collègue qui vous
parle, mon ami ...
- Serions-nous dans le sujet de la
condition féminine, Madame la Secrétaire d’Etat ? »
Françoise Giroud s’approcha et posa
sa main sur son bras. Elle leva les yeux vers Suzanna.
« Votre fille est somptueuse
Auguste. Et le mot est faible !
- Drôle de façon d’appliquer à la
lettre votre ministère ! », murmura Suzanna les lèvres pincées.
La secrétaire d’état retint un
agacement, puis poursuivit.
« Mademoiselle… » fit-elle en
tendant mollement sa main, qui resta en l’air quelques instants.
« Enchantée, lâcha Suzanna en la
fixant avec dédain. Quand on dit « fille de », ça suppose qu’il n’y en a
qu’une. Nous sommes deux !
- Tiens donc ! Cher Auguste, vous
nous cachez de ces choses… Et où se terre la seconde ?
- Jetez un coup d’œil dans votre sac
! Peut-être s’y est-elle glissée ! »
Auguste toussota nerveusement.
« Une coupe ?, demanda-t-il en se
retournant vers Pierre. Ah Françoise, je vous présente mon futur beau fils,
Pierre.
- Charmant jeune homme, minauda-t-elle
en avalant une gorgée. Et quelle crinière ! Ça change de nos crânes d’œuf ...
- Vous avez le port d’une cavalière,
fit Pierre en lui tendant une main ferme.
- Intuitif avec ça !
- Observateur. Moi aussi je monte
les chevaux. »
Et se tournant vers Suzanna en
l’enserrant par la taille.
« Entre autres…
- Je suppose que vous savez manier
la cravache », ajouta aussitôt la Secrétaire d’Etat.
Haussant les épaules, Suzanna se
détacha du groupe et fendit la foule en direction du buffet.
Françoise Giroud vint se placer
entre les deux hommes et les prit tous deux par le bras.
« Vous permettez ? », fit-elle à
Pierre en lui adressant le plus radieux des sourires.
Puis, se tournant vers Auguste.
« Faites attention avec ces
dossiers. Chirac est sur le qui-vive, et ses sbires aussi. On a reçu quelques
coups de fil au journal, le Président risque gros.
- Je ne pense pas chère amie. Il
joue, c’est son bon plaisir. A la place qui est la sienne on ne s’en laisse pas
conter.
- Je sais bien. Mais un peu de
discrétion …
- Qui vous dit que c’est dans son
intérêt ?
- Et vous dans tout ça ? »
Pierre écoutait avec attention.
« J’ai choisi mon camp.
- Vous avez le cul entre deux
chaises, mon ami. Les coups, c’est sur vous qu’ils vont porter.
- Je n’ai rien à me reprocher. Mes
affaires ont toujours été propres.
- En êtes-vous bien certain ?
- Vous me menacez ?
- Auguste, pas ce ton avec moi ! Pas
vous !
- Françoise, je sais que ce n’est
pas votre genre, mais si vous arrêtiez de jouer au chat et à la souris ?
- Je suis journaliste, Auguste. Ne
l’oubliez pas !
- Vous êtes au gouvernement comme
moi, Françoise. Ce n’est plus Jean Jacques Servan Schreiber qui vous rémunère,
mais l’Etat !
- Ne me faites pas la morale,
Auguste ! Ce n’est ni l’endroit ni le moment ! Et vous êtes bien mal placé
pour…
- Votre confusion des genres me
lasse, Françoise. Et comme vous le dites si bien, ce n’est ni l’endroit ni le
moment ! »
Pierre se dégagea et vint se poster
face à eux.
« Vous parliez de prendre un verre,
si je ne m’abuse ? »
La Secrétaire d’Etat leva les yeux
vers lui.
« Vous êtes charmant ! Laissons
cela, Auguste. Nous nous connaissons trop bien. Je suis de votre côté quoi
qu’il en soit. Est-ce ma faute si vous n’avez aucune confiance dans les femmes
? »
Pierre rejoignit le premier Suzanna.
Elle se tenait négligemment adossée au mât d’une tente, et observait songeuse
les élégantes silhouettes qui conversaient en murmurant.
« Te voilà, fit-il - Oui. Me voilà.
Me voilà à nouveau ici.
- Tu es déjà venue ?
- Pas ici précisément. Mais c’est
tout comme…
- Ca n’a pas l’air de
t’impressionner…
- Pas vraiment »
Il contempla sa compagne. C’était un
diamant noir cerclé de rouge. Il ne l’avait jamais vue aussi éclatante.
« Rien ne peut se faire sans toi,
lui murmura-t-il à l’oreille. Rien ne peut se faire sans toi.
- Et avec moi ? Tu ne crois pas que
ça serait mieux ?
- Avec toi, bien sûr ! Idiote, que
crois-tu ?
- Ce que je vois »
Il surprit un voile dans sa pupille,
et fut pris d’un trouble.
« Suzanna, je fais aussi ça pour
nous…
- Si tu le dis…
- Tu ne me crois pas ?
- Tu crois en ce que tu dis. C’est
l’essentiel. »
Elle avança d’un pas en l’entraînant
avec lui.
« Chéri, ici c’est un peu mon monde.
Et si tu me laissais un peu faire, pour une fois ?
- Si tu veux …
- Mais toi ? Tu le veux ?
- Je veux bien.
- Vraiment ? »
Elle avait pris soudain une
étonnante gravité.
« Tu es étonnante, parfois…
- Comme toi. »
Elle le conduisit à son bras en
direction de la grande pelouse où déambulaient quelques couples.
« On va faire ça ensemble, alors.
Pas que papa et toi. Mais toi et moi. Je te demande juste une chose.
- Je t’écoute.
- Ne me demande pas de me lier à
votre duo. Nous deux, c’est pas pareil. Faut pas le laisser entrer là-dedans.
- Tu n’as aucune confiance en lui !
- Détrompe toi ! C’est un père
génial, dans son genre. Mais avec nous deux ensemble, c’est pas pareil. J’aime
pas les plans à trois.
- J’aurais cru le contraire !
- T’es pas omniscient Pierre ! A
quatre je veux bien. Tous les nombres pairs, je veux bien. Mais à trois ou à
cinq, ça merde. Ca merde toujours. T’en as toujours une majorité qui se ligue
contre les autres. En maths on dit bien nombres impairs.
- Tu veux pas d’impairs alors ?
- Je veux pas d’impairs, non. »
Elle prit le chemin du lac où
quelques canards nageaient au loin.
« Regarde les ! Comme ils sont unis…
Regarde !
- Ça te touche ?
- Pas toi ?
- Si, bien sûr !
- Aucun ne dépasse du groupe. J’aime
quand les courbes dessinées sur l’eau à leur passage sont parallèles. Ça
m’arrive parfois de me poser sur le rebord, et de laisser mes pensées filer.
- Méditative ? - Juste réfléchie.
Comme une ombre dans un lac »
Elle s’approcha de l’eau, et vint
s’asseoir sur l’herbe séchée.
« Assieds-toi avec moi. S’il te
plait »
Pierre obtempéra. Il avait les yeux
rivés sur l’eau du lac, et suivait l’avancée des canards. Deux petits fermaient
la ligne.
« Combien j’aurais aimé que ça se
passe comme ça, dit-il.
- Pour Charles et pour toi ?
- Oui.
- Tu y penses souvent ?
- Je fais ce qu’il faut pour penser
à autre chose.
- Je parie que ça marche pas tout le
temps.
- En effet.
- Normal. »
Elle s’allongea délicatement sur ses
genoux. Le soleil vint l’éblouir, et son visage de craie prit une coloration
étrange.
« Tu te fais peut être des
illusions, chéri. Ici tu trouveras bien des choses. Mais peut-être pas ce qui
te manque… Prends ce qu’il faut. Mais n’attends rien.
- Mais ma belle, je n’attends rien !
- Que tu crois ! »
Elle leva sa main à la rencontre de
son visage.
« Quelle belle peau tu as,
poursuivit-elle. C’est comme un parchemin, on peut y lire des choses. N’attends
pas. N’attends rien. Fais-moi confiance pour le coup. Prends ce qu’il te donne,
ne prends pas ça pour toi. Et écoute moi de temps à autre. Histoire de…
- Histoire de quoi ?
- Te protéger. Je sers à ça.
- Ce n’est pas le rôle d’une femme !
- Et c’est le rôle de qui alors ?
- Le mien ! - Tu vois tout à
l’envers ! Toi tu es là pour faire l’inverse.
- Quoi ? - Me mettre en danger ! Me
sortir du trou ! M’aider à vivre, quoi !
- C’est comme ça que tu vois les
choses ?
- Tu l’as déjà fait pour toi.
- Toi c’est pas pareil. Toi les
tiens sont bien !
- Et alors ? Qu’est ce qui te dit
que leur bien j’en veux ? Tu me prends pour ma sœur ?
- Ca risque pas.
- Alors tais-toi un peu, et regarde
les canards »
Ils furent surpris par Auguste, qui
de loin les héla. Suzanna, de la main, l’invita à les rejoindre.
« Tu en fais une tête, papa ?
- C’est Françoise… Elle sait tout.
Ils ont tous les dossiers. Je sais pas qui leur a balancé …
- De quoi parlez-vous Auguste ?
- L’Express… Les dossiers qu’on a au
Ministère… Ils les ont. C’est elle qui me l’a dit.
- Et c’est quoi ces dossiers ?
- Ce dont parlait le Président. Tu
te souviens ?
- Bien sûr. Je vois pas en quoi ça
pose problème.
- On est à découvert. Je pensais pas
que ça se ferait aussi vite.
- C’est emmerdant mais sur le fond
ça change rien.
- Ca va me mettre une pression insupportable.
Vous connaissez pas Chirac ! Ce type va littéralement me harceler ! Et si je
botte en touche il va m’envoyer un à un ses cerbères.
- Et après ? Vous avez la confiance
du Président !
- J’ai aussi l’âge que j’ai. Et
envie parfois qu’on me foute la paix.
- Fallait pas prendre le poste alors
!
- Comment tu me parles ?
- Comme à son associé.
- Pierre, t’es gentil, mais t’es un
bleu !
- Ouais. Un bleu, que tu dis ! Un
jeune ! Ton Président, lui en tout cas, il a clairement capté la valeur
ajoutée, du jeune !
- C’est une posture !
- Sans doute … Mais ça met en
confiance.
- T’as besoin de sentir que j’ai
confiance en toi ?
- Ouais !
- Mais j’ai confiance, Pierre !
- Je crois pas, non. Tu me regardes
comme un gamin. Et le gamin il a deux trois choses à te dire que t’as pas envie
d’entendre.
- Par exemple ?
- Par exemple que c’est nous qui
tenons le bâton.
- Pas faux
- Par exemple que quand on est deux,
on peut se répartir les rôles.
- Par exemple ?
- Par exemple tu distribues les
coups, et moi je les encaisse.
- Intéressant. »
Suzanna se redressa et fit face à
son père.
« Intéressant ?
- Suzanna s’il te plait.
- Te mêle pas de ça, Suzanna, ajouta
Pierre.
- C’est vous qui m’y mêlez ! La
prochaine fois éloignez-vous de moi pour vos trucs à la con ! Putain, on peut
même pas avoir la paix cinq minutes !
- Ne t’inquiètes pas , reprit
Pierre. C’est simplement un jeu de rôles.
- Où tu débutes ! Et lui sous ces
airs bonnasses, c’est un tueur !
- Tu crains quoi ?
- Papa, si jamais tu l’abîmes …
- Arrête, coupa Pierre. C’est moi
qui ai décidé. Tu fais chier à la fin.
- Je t’ai pas sonné. Je parle à mon
père.
- Il a les reins solides ton homme,
répondit Auguste.
- Qu’est-ce que t’en sais ?
- Je le sais.
- Tu sais juste que ça t’arrange,
c’est tout. Maintenant tu te souviens de ce que je t’ai dit hier.
- Je m’en souviens très bien.
- On est suffisamment adultes pour
savoir tous les deux que si je me barre avec lui c’est toi qui vas déguster.
- Suzanna ! Arrête !
- Ok, j’arrête ! Tout est dit »
Elle s’éloigna de quelques pas, et à
nouveau se posa sur l’herbe. Le banc des canards s’était rapproché d’eux. Les
deux canetons glissaient harmonieusement sur un fil invisible.
« Ah si seulement, murmura-t-elle
pour elle-même. Si seulement ça pouvait être comme ça… »
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