samedi 17 juin 2017

SUNDANCE / GENESE (25)


Lorsqu’ils apparurent sur le perron donnant sur le parc, il y eut, dans cette foule pressée autour des buffets un léger frémissement. Quelques regards se levèrent dans cette assistance pourtant blasée. Nombreux furent ceux qui s’interrompirent pour admirer l’étonnante amazone à la robe rouge écarlate qui venait de faire son apparition au bras du Ministre de la Justice.

Suzanna, tout comme Pierre, sentit instantanément que la flèche avait atteint sa cible. On la regardait avec avidité, éclatante dans ce rayon de soleil. Les femmes à chapeaux sentirent souffler une brise de soufre.



Une femme d’une exquise élégance s’avança en direction du trio, plantant un regard de chatte dans celui d’Auguste. Elle portait des talons hauts et une jupe aux tons crème assortie à un chemisier blanc immaculé.

Suzanna sentit à son approche que quelque chose n’allait pas dans l’énergie qu’elle venait d’impulser.

« Mon cher Auguste, commença la femme en présentant une belle main aux veines apparentes. Un peu de piquant dans cette faune frelaté. Cela valait la peine d’attendre… »
Elle tourna à peine la tête en direction de la fille à la robe écarlate, et poursuivit.
« Vous me présenterez, bien sûr. Mais dites-moi : ça risque de tanguer, entre le Président et certains de ses invités… J’ai cru comprendre que des dossiers…
- Ma chère Françoise, pas ici ! Pas aujourd’hui !
- Mais Auguste, enfin, ici ou ailleurs, aujourd’hui ou demain, quelle importance ? Vous imaginez bien que si je prends la peine de venir à vous, c’est que j’ai une bonne raison…
- Comme un article, par exemple ? Madame Giroud, vous m’avez habitué à mieux… Nous sommes tous deux assis chaque mercredi face à face à la table du Conseil des Ministres…
- C’est bien la collègue qui vous parle, mon ami ...
- Serions-nous dans le sujet de la condition féminine, Madame la Secrétaire d’Etat ? »
Françoise Giroud s’approcha et posa sa main sur son bras. Elle leva les yeux vers Suzanna.
« Votre fille est somptueuse Auguste. Et le mot est faible !
- Drôle de façon d’appliquer à la lettre votre ministère ! », murmura Suzanna les lèvres pincées.
La secrétaire d’état retint un agacement, puis poursuivit.
« Mademoiselle… » fit-elle en tendant mollement sa main, qui resta en l’air quelques instants.
« Enchantée, lâcha Suzanna en la fixant avec dédain. Quand on dit « fille de », ça suppose qu’il n’y en a qu’une. Nous sommes deux !
- Tiens donc ! Cher Auguste, vous nous cachez de ces choses… Et où se terre la seconde ?
- Jetez un coup d’œil dans votre sac ! Peut-être s’y est-elle glissée ! »
Auguste toussota nerveusement.
« Une coupe ?, demanda-t-il en se retournant vers Pierre. Ah Françoise, je vous présente mon futur beau fils, Pierre.
- Charmant jeune homme, minauda-t-elle en avalant une gorgée. Et quelle crinière ! Ça change de nos crânes d’œuf ...
- Vous avez le port d’une cavalière, fit Pierre en lui tendant une main ferme.
- Intuitif avec ça !
- Observateur. Moi aussi je monte les chevaux. »
Et se tournant vers Suzanna en l’enserrant par la taille.
« Entre autres…
- Je suppose que vous savez manier la cravache », ajouta aussitôt la Secrétaire d’Etat.

Haussant les épaules, Suzanna se détacha du groupe et fendit la foule en direction du buffet.



Françoise Giroud vint se placer entre les deux hommes et les prit tous deux par le bras.
« Vous permettez ? », fit-elle à Pierre en lui adressant le plus radieux des sourires.
Puis, se tournant vers Auguste.
« Faites attention avec ces dossiers. Chirac est sur le qui-vive, et ses sbires aussi. On a reçu quelques coups de fil au journal, le Président risque gros.
- Je ne pense pas chère amie. Il joue, c’est son bon plaisir. A la place qui est la sienne on ne s’en laisse pas conter.
- Je sais bien. Mais un peu de discrétion …
- Qui vous dit que c’est dans son intérêt ?
- Et vous dans tout ça ? »
Pierre écoutait avec attention.
« J’ai choisi mon camp.
- Vous avez le cul entre deux chaises, mon ami. Les coups, c’est sur vous qu’ils vont porter.
- Je n’ai rien à me reprocher. Mes affaires ont toujours été propres.
- En êtes-vous bien certain ?
- Vous me menacez ?
- Auguste, pas ce ton avec moi ! Pas vous !
- Françoise, je sais que ce n’est pas votre genre, mais si vous arrêtiez de jouer au chat et à la souris ?
- Je suis journaliste, Auguste. Ne l’oubliez pas !
- Vous êtes au gouvernement comme moi, Françoise. Ce n’est plus Jean Jacques Servan Schreiber qui vous rémunère, mais l’Etat !
- Ne me faites pas la morale, Auguste ! Ce n’est ni l’endroit ni le moment ! Et vous êtes bien mal placé pour…
- Votre confusion des genres me lasse, Françoise. Et comme vous le dites si bien, ce n’est ni l’endroit ni le moment ! »
Pierre se dégagea et vint se poster face à eux.
« Vous parliez de prendre un verre, si je ne m’abuse ? »
La Secrétaire d’Etat leva les yeux vers lui.
« Vous êtes charmant ! Laissons cela, Auguste. Nous nous connaissons trop bien. Je suis de votre côté quoi qu’il en soit. Est-ce ma faute si vous n’avez aucune confiance dans les femmes ? »



Pierre rejoignit le premier Suzanna. Elle se tenait négligemment adossée au mât d’une tente, et observait songeuse les élégantes silhouettes qui conversaient en murmurant.
« Te voilà, fit-il - Oui. Me voilà. Me voilà à nouveau ici.
- Tu es déjà venue ?
- Pas ici précisément. Mais c’est tout comme…
- Ca n’a pas l’air de t’impressionner…
- Pas vraiment »
Il contempla sa compagne. C’était un diamant noir cerclé de rouge. Il ne l’avait jamais vue aussi éclatante.
« Rien ne peut se faire sans toi, lui murmura-t-il à l’oreille. Rien ne peut se faire sans toi.
- Et avec moi ? Tu ne crois pas que ça serait mieux ?
- Avec toi, bien sûr ! Idiote, que crois-tu ?
- Ce que je vois »
Il surprit un voile dans sa pupille, et fut pris d’un trouble.
« Suzanna, je fais aussi ça pour nous…
 - Si tu le dis…
- Tu ne me crois pas ?
- Tu crois en ce que tu dis. C’est l’essentiel. »
Elle avança d’un pas en l’entraînant avec lui.
« Chéri, ici c’est un peu mon monde. Et si tu me laissais un peu faire, pour une fois ?
- Si tu veux …
- Mais toi ? Tu le veux ?
- Je veux bien.
- Vraiment ? »
Elle avait pris soudain une étonnante gravité.
« Tu es étonnante, parfois…
- Comme toi. »
Elle le conduisit à son bras en direction de la grande pelouse où déambulaient quelques couples.
« On va faire ça ensemble, alors. Pas que papa et toi. Mais toi et moi. Je te demande juste une chose.
- Je t’écoute.
- Ne me demande pas de me lier à votre duo. Nous deux, c’est pas pareil. Faut pas le laisser entrer là-dedans.
- Tu n’as aucune confiance en lui !
- Détrompe toi ! C’est un père génial, dans son genre. Mais avec nous deux ensemble, c’est pas pareil. J’aime pas les plans à trois.
- J’aurais cru le contraire !
- T’es pas omniscient Pierre ! A quatre je veux bien. Tous les nombres pairs, je veux bien. Mais à trois ou à cinq, ça merde. Ca merde toujours. T’en as toujours une majorité qui se ligue contre les autres. En maths on dit bien nombres impairs.
- Tu veux pas d’impairs alors ?
- Je veux pas d’impairs, non. »
Elle prit le chemin du lac où quelques canards nageaient au loin.
« Regarde les ! Comme ils sont unis… Regarde !
- Ça te touche ?
- Pas toi ?
- Si, bien sûr !
- Aucun ne dépasse du groupe. J’aime quand les courbes dessinées sur l’eau à leur passage sont parallèles. Ça m’arrive parfois de me poser sur le rebord, et de laisser mes pensées filer.
- Méditative ? - Juste réfléchie. Comme une ombre dans un lac »

Elle s’approcha de l’eau, et vint s’asseoir sur l’herbe séchée.
« Assieds-toi avec moi. S’il te plait »
Pierre obtempéra. Il avait les yeux rivés sur l’eau du lac, et suivait l’avancée des canards. Deux petits fermaient la ligne.
« Combien j’aurais aimé que ça se passe comme ça, dit-il.
- Pour Charles et pour toi ?
- Oui.
- Tu y penses souvent ?
- Je fais ce qu’il faut pour penser à autre chose.
- Je parie que ça marche pas tout le temps.
- En effet.
- Normal. »
Elle s’allongea délicatement sur ses genoux. Le soleil vint l’éblouir, et son visage de craie prit une coloration étrange.
« Tu te fais peut être des illusions, chéri. Ici tu trouveras bien des choses. Mais peut-être pas ce qui te manque… Prends ce qu’il faut. Mais n’attends rien.
- Mais ma belle, je n’attends rien !
- Que tu crois ! »
Elle leva sa main à la rencontre de son visage.
« Quelle belle peau tu as, poursuivit-elle. C’est comme un parchemin, on peut y lire des choses. N’attends pas. N’attends rien. Fais-moi confiance pour le coup. Prends ce qu’il te donne, ne prends pas ça pour toi. Et écoute moi de temps à autre. Histoire de…
- Histoire de quoi ?
- Te protéger. Je sers à ça.
- Ce n’est pas le rôle d’une femme !
- Et c’est le rôle de qui alors ?
- Le mien ! - Tu vois tout à l’envers ! Toi tu es là pour faire l’inverse.
- Quoi ? - Me mettre en danger ! Me sortir du trou ! M’aider à vivre, quoi !
- C’est comme ça que tu vois les choses ?
- Tu l’as déjà fait pour toi.
- Toi c’est pas pareil. Toi les tiens sont bien !
- Et alors ? Qu’est ce qui te dit que leur bien j’en veux ? Tu me prends pour ma sœur ?
- Ca risque pas.
- Alors tais-toi un peu, et regarde les canards »


Ils furent surpris par Auguste, qui de loin les héla. Suzanna, de la main, l’invita à les rejoindre.
« Tu en fais une tête, papa ?
- C’est Françoise… Elle sait tout. Ils ont tous les dossiers. Je sais pas qui leur a balancé …
- De quoi parlez-vous Auguste ?
- L’Express… Les dossiers qu’on a au Ministère… Ils les ont. C’est elle qui me l’a dit.
- Et c’est quoi ces dossiers ?
- Ce dont parlait le Président. Tu te souviens ?
- Bien sûr. Je vois pas en quoi ça pose problème.
- On est à découvert. Je pensais pas que ça se ferait aussi vite.
- C’est emmerdant mais sur le fond ça change rien.
- Ca va me mettre une pression insupportable. Vous connaissez pas Chirac ! Ce type va littéralement me harceler ! Et si je botte en touche il va m’envoyer un à un ses cerbères.
- Et après ? Vous avez la confiance du Président !
- J’ai aussi l’âge que j’ai. Et envie parfois qu’on me foute la paix.
- Fallait pas prendre le poste alors !
- Comment tu me parles ?
- Comme à son associé.
- Pierre, t’es gentil, mais t’es un bleu !
- Ouais. Un bleu, que tu dis ! Un jeune ! Ton Président, lui en tout cas, il a clairement capté la valeur ajoutée, du jeune !
- C’est une posture !
- Sans doute … Mais ça met en confiance.
- T’as besoin de sentir que j’ai confiance en toi ?
- Ouais !
- Mais j’ai confiance, Pierre !
- Je crois pas, non. Tu me regardes comme un gamin. Et le gamin il a deux trois choses à te dire que t’as pas envie d’entendre.
- Par exemple ?
- Par exemple que c’est nous qui tenons le bâton.
- Pas faux
- Par exemple que quand on est deux, on peut se répartir les rôles.
- Par exemple ?
- Par exemple tu distribues les coups, et moi je les encaisse.
- Intéressant. »
Suzanna se redressa et fit face à son père.
« Intéressant ?
- Suzanna s’il te plait.
- Te mêle pas de ça, Suzanna, ajouta Pierre.
- C’est vous qui m’y mêlez ! La prochaine fois éloignez-vous de moi pour vos trucs à la con ! Putain, on peut même pas avoir la paix cinq minutes !
- Ne t’inquiètes pas , reprit Pierre. C’est simplement un jeu de rôles.
- Où tu débutes ! Et lui sous ces airs bonnasses, c’est un tueur !
- Tu crains quoi ?
- Papa, si jamais tu l’abîmes …
- Arrête, coupa Pierre. C’est moi qui ai décidé. Tu fais chier à la fin.
- Je t’ai pas sonné. Je parle à mon père.
- Il a les reins solides ton homme, répondit Auguste.
- Qu’est-ce que t’en sais ?
- Je le sais.
- Tu sais juste que ça t’arrange, c’est tout. Maintenant tu te souviens de ce que je t’ai dit hier.
- Je m’en souviens très bien.
- On est suffisamment adultes pour savoir tous les deux que si je me barre avec lui c’est toi qui vas déguster.
- Suzanna ! Arrête !
- Ok, j’arrête ! Tout est dit »

Elle s’éloigna de quelques pas, et à nouveau se posa sur l’herbe. Le banc des canards s’était rapproché d’eux. Les deux canetons glissaient harmonieusement sur un fil invisible.


« Ah si seulement, murmura-t-elle pour elle-même. Si seulement ça pouvait être comme ça… »


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