jeudi 15 juin 2017

SUNDANCE / GENESE (23)


Charles fut le premier à entrer. La salle de réception avait été habillée de manière à ce que le décor écrase de son cérémonial toute tentative de personnaliser la table dressée. Un lustre tombait sur les assiettes et les couverts en argent, renvoyant dans les pupilles leurs reflets.

Autour, à distance des maîtres des lieux, veillaient quelques domestiques en nœuds papillons et costumes noirs. Madame Lewit s’avança d’un pas et accueillit les visiteurs. Les deux frères, au-devant, semblaient par leur décontraction dissimuler les deux sœurs, dont seules les chevelures apparaissaient derrière leurs silhouettes carrées.

« Vous devez être Charles, dit Suzanne en dissimulant sa gêne sous un sourire de façade. Votre frère nous a parlé de vous.
- Mon frère parle toujours de moi, maugréa-t-il en tendant négligemment sa main droite à l’hôtesse.
- Chose promise, chose due », fit Pierre en s’avançant vers son hôte, qui distraitement faisait mine de tirer sur un cigare éteint.
Et, se retournant à peine, il se saisit de la main de Suzanna et l’attira de force vers lui.
« Va saluer ton père !
- Lâche-moi… » , fit-elle rageuse.
Elle crut que ses talons allaient s’enfoncer dans le bois quand il la poussa en avant.
« Nous sommes enfin réunis », fit Pierre en posant sa main sur les hanches de sa partenaire.
Auguste demeurait impassible, une main posée contre le rebord de la table ronde, tenant l’épais cigare qu’il faisait rouler entre ses doigts.
Laure s’approcha à pas feutrés, se saisissant de la main de sa mère, et toutes deux à leur tour s’avancèrent.
« Expedit est à côté, Papa. Une domestique est en train de le changer.
- C’est bien, marmonna Auguste sans lever les yeux. Vous avez bien fait.
- C’est mon idée », murmura Suzanna.
Auguste fut pris d’une quinte de toux. Il sortit un mouchoir de sa poche, et cracha dedans.
« Vraiment ?
- Vraiment. »
Il inspira profondément.
« Tu m’embrasses maintenant ? »
Elle se tenait droite sur ses deux jambes, le buste redressé et la poitrine altière. Ses cheveux noirs tombaient raide sur une robe d’un rouge écarlate.
« Bonsoir ma fille, fit-il en avançant vers elle ses deux bras lourds.
- Bonsoir Papa. Contente de te revoir »
Et, se dégageant aussitôt de son emprise, elle recula de quelques pas, laissant Laure à son tour s’avancer.
« Bonsoir Papa, fit Laure en se dressant sur la pointe des pieds pour déposer un baiser sur ses joues. Tu as l’air fatigué, je trouve…
- Ca va mieux pourtant. Depuis que Pierre est là, les choses s’arrangent.
- Tu as toujours autant de travail ?
- On me laisse tranquille. Mon dos me lâche un peu la bride.
- Je suis contente.
- Merci ma fille, fit Auguste en regardant par-dessus son épaule pour observer Suzanna, qui semblait absente. Suzanna s’il te plait ? Tu te joins à nous ? »
Pierre la poussa vers l’avant.
« Oui Papa. Je suis là.
- Cette robe…
- Elle te plait ?
- On ne peut pas ne pas te remarquer…
- C’est Pierre qui me l’a offerte !
- C’est toi qui l’as choisie, ma chérie !
- Je te reconnais bien là, ma fille, fit Auguste.
- Ce rouge est… Pour ma part j’aurais du mal à oser porter quelque chose comme ça, poursuivit son épouse qui venait de s’avancer vers eux. Ce n’est pas très discret »
Elle détourna les yeux pour ne pas supporter le regard dédaigneux que venait de lui adresser sa fille.
« Jusqu’à quel âge va-t-il falloir que je supporte ça ?
- Ma chérie, reprit Auguste, ta Mère veut juste dire que…
- Ma mère n’a qu’à dire elle-même ce qu’elle pense !
- Ne dis pas d’âneries, la coupa Pierre. Ta mère a donné son avis, inutile d’en dire davantage. Vous avez raison Madame. C’est tout sauf discret.
- Je ne voulais mettre personne mal à l’aise, murmura la mère.
- Madame, tout va bien !, lui répondit Pierre en enserrant sa compagne et en l’embrassant dans le cou.
- Tu es… resplendissante, fit Laure en levant vers elle ses yeux bleus.
- C’est le mot », ponctua Auguste.
Il tendit son bras vers elle en l’invitant à s’avancer vers la table.
« Viens mon cœur. Reprends la place qui est tienne. Cette maison a besoin de toi. »

Un à un les convives s’avancèrent en direction des chaises, et sitôt que le maître des lieux se fût assis, chacun en fit de même.

La table ovale était déjà dressée, les vins reposant sur des coupelles en argent n’attendaient plus qu’un signal pour être débouchés. Suzanna faisait face à son père, entourée par Pierre à sa gauche et Laure. C’était à peine si l’on avait remarqué que la mère avait conduit Charles jusqu’à l’autre extrémité. A voix basse tous deux conversaient.

« Comment faites-vous ?, lui murmura-t-il.
- Je tiens mon rang.
- Vous le faites à merveille.
- Je vous remercie. Cela me touche, vraiment.
- Ce diner vous fait-il plaisir ?
- Une mère ne peut que se satisfaire de voir les siens réunis.
- Ce n’est pas le cas de toutes les mères…
- La vôtre est encore en vie ?
- Ma mère est en sursis depuis si longtemps que je me suis toujours demandé comment elle faisait pour ne pas mettre fin à ses jours.
- Mon Dieu, c’est effrayant ce que vous dites.
- Je vous demande pardon. Ici nous sommes chez des gens civilisés. Ce n’est pas partout pareil.
- Vous l’avez abandonnée ?
- Je n’ai abandonné personne. J’ai juste suivi mon frère, c’est tout.
- Pourquoi ? Vous y étiez obligé ?
- En quelque sorte. »
Suzanne observa à la dérobée cet étonnant jeune homme au regard triste qui lui parlait en baissant les yeux.
« C’est donc si difficile ?
- Je ne peux pas l’abandonner. Ce qu’il a vécu est trop…
- Et vous ?
- Oh, moi ! Moi je ne compte pas. Ou si peu…
- On se comprend, vous et moi, alors… »
Charles leva les yeux de son assiette. De l’autre côté de la table Pierre le scrutait avec attention.
« On nous écoute, murmura-t-il.
- On ne nous écoute jamais, voyons…
- Pas même Laure ?
- Ah Laure… Laure, bien sûr… Laure…
- Elle est comme vous et moi.
- Sans doute »
Charles attrapa la bouteille de vin et les servit tous deux.
« C’est la première fois que ça se passe ainsi pour moi.
- Que voulez-vous dire ?
- Trois et trois.
- J’aime comme vous formulez les choses. Trois et trois. Et non trois contre trois.
- Tout dépend de quel angle de table on se situe.
- La table est ovale, sourit-elle.
- En effet »
Il avala une gorgée et sourit à son tour.
« Vous trinqueriez avec moi ? »
A son tour elle leva son verre.
« Ne vous souciez pas trop du regard de votre frère.
- Pourtant je le sens de plus en plus insistant !
- Ne lui imaginez pas une intention qu’il n’a pas. En outre, si je puis me permettre, vous vous trompez, quant aux chiffres. Ce n’est pas trois et trois, mais quatre et trois !
- Quatre ?
- Expedit ! Vous oubliez Expedit ! »
Charles posa son verre, et se tournant vers elle, saisit sa main.
« Vous êtes certaine de cela ?
- Ne soyez pas si démonstratif. Votre frère, pour le coup, nous observe d’une façon qui devient dérangeante.
- Excusez-moi. - Ne vous excusez pas. Ne vous excusez plus. Faites comme moi : abandonnez cela à d’autres ! Voyez ce que nous faisons !
- Je… je…
- Je sais. C’est troublant, ce que je dis … »

Elle surprit en un éclair un signe de tête discret d’Auguste. Sa main dégagée s’avança vers le centre de la table, et sans bouger de son fauteuil se saisit de la cloche et la fit tinter.

Deux domestiques apparurent dans l’embrasure. Elle se tourna vers son époux, et relevant l’approbation, leva quelques doigts. Aussitôt, les plats apparurent, posés sur de grands plateaux en argent.

Lentement, les domestiques encadrèrent la table, venant se poster à quelques pas derrière chaque convive.

Suzanne se maintint immobile quand on la servit. Ses yeux s’étaient perdus dans la lumière du lustre. Elle sentit Charles se pencher légèrement vers elle. Elle posa sa main contre ses lèvres, et lui murmura sans se retourner.


« Ayez confiance dans le regard d’une grand-mère. Expedit est le quatrième. J’en suis absolument certaine »


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- Christophe Cros Houplon Writer
- SUNDANCE Christophe Cros Houplon

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