Charles fut le premier à entrer. La
salle de réception avait été habillée de manière à ce que le décor écrase de
son cérémonial toute tentative de personnaliser la table dressée. Un lustre
tombait sur les assiettes et les couverts en argent, renvoyant dans les
pupilles leurs reflets.
Autour, à distance des maîtres des
lieux, veillaient quelques domestiques en nœuds papillons et costumes noirs.
Madame Lewit s’avança d’un pas et accueillit les visiteurs. Les deux frères, au-devant,
semblaient par leur décontraction dissimuler les deux sœurs, dont seules les
chevelures apparaissaient derrière leurs silhouettes carrées.
« Vous devez être Charles, dit
Suzanne en dissimulant sa gêne sous un sourire de façade. Votre frère nous a
parlé de vous.
- Mon frère parle toujours de moi, maugréa-t-il
en tendant négligemment sa main droite à l’hôtesse.
- Chose promise, chose due », fit
Pierre en s’avançant vers son hôte, qui distraitement faisait mine de tirer sur
un cigare éteint.
Et, se retournant à peine, il se
saisit de la main de Suzanna et l’attira de force vers lui.
« Va saluer ton père !
- Lâche-moi… » , fit-elle rageuse.
Elle crut que ses talons allaient
s’enfoncer dans le bois quand il la poussa en avant.
« Nous sommes enfin réunis », fit
Pierre en posant sa main sur les hanches de sa partenaire.
Auguste demeurait impassible, une
main posée contre le rebord de la table ronde, tenant l’épais cigare qu’il
faisait rouler entre ses doigts.
Laure s’approcha à pas feutrés, se
saisissant de la main de sa mère, et toutes deux à leur tour s’avancèrent.
« Expedit est à côté, Papa. Une
domestique est en train de le changer.
- C’est bien, marmonna Auguste sans
lever les yeux. Vous avez bien fait.
- C’est mon idée », murmura Suzanna.
Auguste fut pris d’une quinte de
toux. Il sortit un mouchoir de sa poche, et cracha dedans.
« Vraiment ?
- Vraiment. »
Il inspira profondément.
« Tu m’embrasses maintenant ? »
Elle se tenait droite sur ses deux
jambes, le buste redressé et la poitrine altière. Ses cheveux noirs tombaient
raide sur une robe d’un rouge écarlate.
« Bonsoir ma fille, fit-il en
avançant vers elle ses deux bras lourds.
- Bonsoir Papa. Contente de te
revoir »
Et, se dégageant aussitôt de son
emprise, elle recula de quelques pas, laissant Laure à son tour s’avancer.
« Bonsoir Papa, fit Laure en se
dressant sur la pointe des pieds pour déposer un baiser sur ses joues. Tu as
l’air fatigué, je trouve…
- Ca va mieux pourtant. Depuis que
Pierre est là, les choses s’arrangent.
- Tu as toujours autant de travail ?
- On me laisse tranquille. Mon dos
me lâche un peu la bride.
- Je suis contente.
- Merci ma fille, fit Auguste en
regardant par-dessus son épaule pour observer Suzanna, qui semblait absente.
Suzanna s’il te plait ? Tu te joins à nous ? »
Pierre la poussa vers l’avant.
« Oui Papa. Je suis là.
- Cette robe…
- Elle te plait ?
- On ne peut pas ne pas te
remarquer…
- C’est Pierre qui me l’a offerte !
- C’est toi qui l’as choisie, ma
chérie !
- Je te reconnais bien là, ma fille,
fit Auguste.
- Ce rouge est… Pour ma part j’aurais
du mal à oser porter quelque chose comme ça, poursuivit son épouse qui venait
de s’avancer vers eux. Ce n’est pas très discret »
Elle détourna les yeux pour ne pas
supporter le regard dédaigneux que venait de lui adresser sa fille.
« Jusqu’à quel âge va-t-il falloir
que je supporte ça ?
- Ma chérie, reprit Auguste, ta Mère
veut juste dire que…
- Ma mère n’a qu’à dire elle-même ce
qu’elle pense !
- Ne dis pas d’âneries, la coupa
Pierre. Ta mère a donné son avis, inutile d’en dire davantage. Vous avez raison
Madame. C’est tout sauf discret.
- Je ne voulais mettre personne mal
à l’aise, murmura la mère.
- Madame, tout va bien !, lui
répondit Pierre en enserrant sa compagne et en l’embrassant dans le cou.
- Tu es… resplendissante, fit Laure
en levant vers elle ses yeux bleus.
- C’est le mot », ponctua Auguste.
Il tendit son bras vers elle en
l’invitant à s’avancer vers la table.
« Viens mon cœur. Reprends la place
qui est tienne. Cette maison a besoin de toi. »
Un à un les convives s’avancèrent en
direction des chaises, et sitôt que le maître des lieux se fût assis, chacun en
fit de même.
La table ovale était déjà dressée,
les vins reposant sur des coupelles en argent n’attendaient plus qu’un signal
pour être débouchés. Suzanna faisait face à son père, entourée par Pierre à sa
gauche et Laure. C’était à peine si l’on avait remarqué que la mère avait
conduit Charles jusqu’à l’autre extrémité. A voix basse tous deux conversaient.
« Comment faites-vous ?, lui murmura-t-il.
- Je tiens mon rang.
- Vous le faites à merveille.
- Je vous remercie. Cela me touche,
vraiment.
- Ce diner vous fait-il plaisir ?
- Une mère ne peut que se satisfaire
de voir les siens réunis.
- Ce n’est pas le cas de toutes les
mères…
- La vôtre est encore en vie ?
- Ma mère est en sursis depuis si
longtemps que je me suis toujours demandé comment elle faisait pour ne pas
mettre fin à ses jours.
- Mon Dieu, c’est effrayant ce que
vous dites.
- Je vous demande pardon. Ici nous
sommes chez des gens civilisés. Ce n’est pas partout pareil.
- Vous l’avez abandonnée ?
- Je n’ai abandonné personne. J’ai
juste suivi mon frère, c’est tout.
- Pourquoi ? Vous y étiez obligé ?
- En quelque sorte. »
Suzanne observa à la dérobée cet
étonnant jeune homme au regard triste qui lui parlait en baissant les yeux.
« C’est donc si difficile ?
- Je ne peux pas l’abandonner. Ce
qu’il a vécu est trop…
- Et vous ?
- Oh, moi ! Moi je ne compte pas. Ou
si peu…
- On se comprend, vous et moi,
alors… »
Charles leva les yeux de son
assiette. De l’autre côté de la table Pierre le scrutait avec attention.
« On nous écoute, murmura-t-il.
- On ne nous écoute jamais, voyons…
- Pas même Laure ?
- Ah Laure… Laure, bien sûr… Laure…
- Elle est comme vous et moi.
- Sans doute »
Charles attrapa la bouteille de vin
et les servit tous deux.
« C’est la première fois que ça se
passe ainsi pour moi.
- Que voulez-vous dire ?
- Trois et trois.
- J’aime comme vous formulez les
choses. Trois et trois. Et non trois contre trois.
- Tout dépend de quel angle de table
on se situe.
- La table est ovale, sourit-elle.
- En effet »
Il avala une gorgée et sourit à son
tour.
« Vous trinqueriez avec moi ? »
A son tour elle leva son verre.
« Ne vous souciez pas trop du regard
de votre frère.
- Pourtant je le sens de plus en
plus insistant !
- Ne lui imaginez pas une intention
qu’il n’a pas. En outre, si je puis me permettre, vous vous trompez, quant aux
chiffres. Ce n’est pas trois et trois, mais quatre et trois !
- Quatre ?
- Expedit ! Vous oubliez Expedit ! »
Charles posa son verre, et se
tournant vers elle, saisit sa main.
« Vous êtes certaine de cela ?
- Ne soyez pas si démonstratif.
Votre frère, pour le coup, nous observe d’une façon qui devient dérangeante.
- Excusez-moi. - Ne vous excusez
pas. Ne vous excusez plus. Faites comme moi : abandonnez cela à d’autres !
Voyez ce que nous faisons !
- Je… je…
- Je sais. C’est troublant, ce que
je dis … »
Elle surprit en un éclair un signe
de tête discret d’Auguste. Sa main dégagée s’avança vers le centre de la table,
et sans bouger de son fauteuil se saisit de la cloche et la fit tinter.
Deux domestiques apparurent dans
l’embrasure. Elle se tourna vers son époux, et relevant l’approbation, leva
quelques doigts. Aussitôt, les plats apparurent, posés sur de grands plateaux
en argent.
Lentement, les domestiques
encadrèrent la table, venant se poster à quelques pas derrière chaque convive.
Suzanne se maintint immobile quand
on la servit. Ses yeux s’étaient perdus dans la lumière du lustre. Elle sentit
Charles se pencher légèrement vers elle. Elle posa sa main contre ses lèvres,
et lui murmura sans se retourner.
« Ayez confiance dans le regard
d’une grand-mère. Expedit est le quatrième. J’en suis absolument certaine »
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- Christophe Cros Houplon Writer
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