Pierre traversa le grand hall. Ce
dimanche, personne, à part un huissier, ne semblait visible au Ministère. Les
sols carrelés qui en semaine résonnaient de mille pas renvoyèrent des sons
étouffés lorsqu’il s’avança d’un pas nonchalant.
« Je viens voir le Ministre »,
dit-il en mâchouillant une allumette.
L’homme observa avec circonspection
ce jeune homme débraillé à la chevelure abondante qui lui faisait face.
« Avez-vous rendez-vous ?
- Dites-lui que je viens de la part
de Suzanna. Je suis le père de l’enfant. »
Il s’amusa de l’étonnement de ce
petit homme engoncé, et posa un coude sur le comptoir. Celui-ci décrocha le
combiné, articula à voix basse quelques mots, puis raccrocha.
« Madame vous fait dire qu’elle
vient vous chercher ».
Quelques instants plus tard, il vit
s’approcher une silhouette, dont on ne percevait que deux grands yeux éclairant
un visage à la peau diaphane.
« Je suis Madame Lewit, murmura-t-elle
en lui tendant sa main. Vous êtes Pierre ? Laure m’a parlé de vous. Venez …
- Content de vous connaître, madame.
Laure m’a également parlé de vous.
- Je suppose que…
- Suzanna s’excuse. Elle m’a chargée
de vous embrasser, votre mari et vous. J’ai essayé de la distraire, hier, ça
lui a fait du bien, mais elle est épuisée.
- Je veux bien vous croire. Toutes
ces complications…
- Elle refait surface. Elle est
forte, votre fille !
- Oh, ça… »
Pierre la fixa avec une attention
toute particulière.
« Cela vous dérange si nous prenons
cinq minutes vous et moi ? »
Elle s’arrêta au milieu de
l’escalier, et se retourna sans montrer le moindre étonnement.
« C’est que j’ai prévenu Auguste…
- Cinq minutes »
Elle posa sa main à ses lèvres, et
prit une inspiration.
« C’est là, fit-elle en levant le
bras. Derrière la porte…
- Ecoutez Madame, je sais qu’on ne
se connaît pas. J’imagine que votre mari vous a dit des choses…
- Monsieur, mon mari et moi ne
parlons pas beaucoup
- Ecoutez-moi. J’y tiens. J’ai
l’impression que vous saurez vous m’entendre.
- Je vous écoute…
- Je voulais que vous entendiez de
ma bouche l’essentiel. Que vous l’entendiez vraiment »
La mère, soudain, sentit sur son
visage passer un air glacé. L’hiver était presque là.
« Sachez que je ne ferai jamais –
jamais ! – du mal à Suzanna ! »
Ce fut le Ministre qu’il vit se
diriger en sa direction. Quelques quinze pas les séparaient, entre le bureau
d’où il s’extrayait avec peine, et lui qui, n’osant faire un mouvement sans y
avoir été invité, restait sur le seuil.
L’homme trainait sa fatigue, et avec
elle une suffisance un peu morne. Depuis combien d’heures s’était-il assoupi
dans ce décor trop grand, se demanda Pierre. Il sentit que ce serait difficile,
mais que cela en valait la peine. Pourvu qu’il frappe juste, en ces lieux où la
Justice avait son importance.
« Jeune homme, je crois vous
connaître, maugréa Auguste en l’invitant à entrer. Vous êtes issu d’une famille
dont j’ai beaucoup entendu parler.
- Et dont nous allons nous
entretenir », lui répondit Pierre sans trahir le moindre sourire.
Auguste s’affala sur un canapé, et
d’un signe de la main lui désigna un fauteuil.
« Intéressante entrée en matière. A
la hauteur du talent de votre lignée.
- J’entends votre gêne, Monsieur le
Ministre. Je la partage entièrement. Mais c’est le père que je suis venu
rencontrer.
- C’est bien lui qui vous fait face.
- Faites-moi la grâce de m’appeler
Pierre.
- On ne gracie qu’à la fin d’un
procès. A ma connaissance vous n’êtes vous coupable de rien.
- Sauf de vous avoir pris votre
fille… »
Auguste encaissa le coup, et
inspira.
« Je suis venu vous parler franc,
continua Pierre. Comme un homme, jeune sans doute, parle à un autre, avec tout
le respect dû à son âge et à son rang. Vous me savez fils de chien, mais vous
et moi sommes des étrangers l’un pour l’autre. Ce que vous savez, vous le
savez, et moi aussi. Mais ce que je sais par ailleurs, vous l’ignorez. »
Il sentit que l’homme l’écoutait
avec attention.
« Votre fille ne souhaite pas vous
voir. Je le déplore. Autant que vous. Je trouve ça regrettable, qu’une enfant,
car Suzanna est encore une enfant, s’obstine à ne pas voir son père. Avant de
venir je lui ai encore demandé. D’habitude elle fait ce que je lui demande.
Mais là, je butte. Et comme vous je ne comprends pas…
- Qui vous dit que je ne comprends
pas ?
- Peut être comprenez-vous… Mais
vous ne pouvez rien faire.
- Exact
- Moi je peux.
- Vous pouvez quoi ?
- La faire revenir.
- Ici ? Mais pourquoi ?
- Parce que c’est nécessaire. »
Auguste voulut se relever, mais son
poids le maintint assis.
« Actuellement j’ai pris le relai,
poursuivit Pierre. Pour elle c’est l’un sans l’autre, c’est ainsi qu’elle voit
les choses. C’est stupide, mais ainsi va la jeunesse. Elle vous a lâché pour
moi, et me voilà qui sans l’avoir voulu prend votre suite.
- Vous n’êtes pas son père !
- Oh non ! Dieu merci ! Et pourtant
!
- Quoi ?
- C’est trop intime, pardonnez-moi.
- Poursuivez »
Pierre à son tour inspira
profondément.
« On a pas idée, quand on a des
parents aimants, de la chance qu’on a…
- Vous dites à la fois beaucoup, et
peu.
- Je parle souvent comme ça. C’est
un peu pénible pour les autres. Faut bien que je me défende.
- De quoi ?
- Là aussi, c’est trop intime »
Cette fois Auguste parvint à se
redresser sur ses deux jambes. Il fit face au jeune homme et s’exclama.
« Jeune homme je sais que votre fils
est là, et qu’il est dimanche. Mais comme on le dit dans le langage courant, un
agenda de Ministre… - J’y viens. »
A son tour il se leva, et fit un pas
vers lui.
« Vous avez toutes les bonnes
raisons de vous méfier du rejeton d’une famille de négriers. Tout ce que vous
savez des miens, tout ce que vous dit votre police, soyez-en sûr, pour moi
c’est dix fois pire encore. Vos dossiers, c’est ma croix. Et je suis parti loin
d’eux de mon propre chef.
- Depuis …
- Depuis un an et demie. Et pour
rien au monde je n’y retournerai.
- Qu’en savez-vous ?
- Je vous le dis !
- On ne sait pas grand-chose, à
votre âge. Votre engagement ne vaut rien au regard de toute une existence.
- Monsieur ! Jamais votre fille ne
mettra un pied sur cette île maudite»
Il s’était avancé jusqu’à
l’agripper, et ses yeux s’étaient perlés de larmes. « Jeune homme …
- Pierre !
- Jeune homme… Je vous crois
sincère. Mais telle n’est pas la question. Je vous crois volontiers. Mais je
connais la vie. Je ne veux pas de ça pour Suzanna.
- Ni pour Suzanna, ni pour mon fils
! Pour rien au monde ! Leur place c’est ici !
- Où ça ici ?
- Ici même !
- Je la connais mieux que vous !
- Donnez-moi le temps qu’il faut ! »
Auguste se détacha de l’étreinte, et
se dirigea vers son bureau. Il fouilla quelques instants dans un dossier, et
revint avec une feuille qu’il tenait soigneusement pliée.
« Du temps pour ce genre de choses ?
», dit-il en tendant au jeune homme une photo. Pierre reconnut la silhouette de
Suzanna aux côtés de la sienne, devant l’entrée d’un immeuble.
« Vous reconnaissez l’endroit bien
sûr…
- Oui
- Si vous croyez que c’est en
emmenant ma fille chez ce genre d’individus que vous la rapprochez de son père
!
- Vous nous faites suivre depuis
combien de temps ?
- Je suis son père, ne l’oubliez
pas. Et c’est bien au père que vous parlez.
- Je comprends. A votre place…
- Vous n’y êtes pas encore.
- Chacun fait ce qu’il a à faire.
- Dans quel but ?
- Vous croyez vraiment que les
bonnes intentions mènent au bien et les mauvaises au mal ?
- Je crois ce que je crois. Et ce
que je crois est que vous ne croyez en rien.
- Expliquez-moi alors pourquoi vous
qui croyez en quelque chose avez à ce point échoué avec elle ! »
Auguste grimaça.
« Pour tout vous dire, je n’y
comprends rien.
- Je vous l’ai dit au début, vous et
moi sommes complémentaires.
- Que proposez-vous alors ?
- Pierre !
- Que proposez-vous ?
- Pierre ! Merde, à la fin !
- Pierre !, hurla-t-il. Ça va,
maintenant vous êtes content ?
- Oui, hurla Pierre à son tour. Oui,
cette fois je suis content »
Un huissier pénétra aussitôt de
derrière une porte
« Laissez-nous, tout va bien !
Laissez-nous, je vous dis »
Il sortit de sa poche un petit
mouchoir, et s’épongea.
« Vous me le prêtez ?, demanda
Pierre. Moi aussi je suis en nage.
- On ne prête pas un mouchoir !
- Ah, lâchez-moi avec ça ! On voit
que vous n’avez pas été élevé par des chiens ! »
Auguste le fixa et toussa.
« Pardon. Désolé. Vous avez raison.
- Je n’aurais pas dû crier.
- Si. Vous avez bien fait. Pardon.
- Pierre.
- Pardon, Pierre »
Auguste surprit le regard du jeune
homme se voiler. Il comprit à cet instant ce qui avait attiré Suzanna, et fit
un pas vers lui.
« Venez vous asseoir, Pierre. A côté
de moi. Au fond dans cette affaire, je me conduis depuis le début comme le
dernier des imbéciles. Ma fille me manque tant !
- Je sais. Je sais Monsieur. Si vous
saviez comme j’en suis désolé ! »
Auguste lui attrapa le bras, et
l’attira vers lui.
« Vous avez dit juste. Vous n’êtes
pas comme eux.
- Non Monsieur. Je les ai quittés de
mon propre chef. Et ce fut difficile.
- Quel courage, quand même. Quel âge
avez-vous, dites-moi ?
- J’ai vingt ans.
- Si jeune… Vingt ans. Ça paraît
hier, et pourtant. Regardez-moi. Regardez l’homme que je suis devenu.
- Vous, on ne vous appelle pas «
Poing sans main » !
- Je n’ai plus de mains non plus.
- Mais vous n’usez pas de vos
poings.
- De mes poings, non. Mais j’ai
tant…
- Vraiment vous n’avez rien à voir
avec lui.
- Combien ça doit être lourd d’être
le fils d’un homme pareil !
- On ne peut survivre qu’en
oubliant.
- On ne peut pas oublier. Jamais !
- On peut faire tout pour.
- On peut oui. Mais on échoue. C’est
pourquoi, avec toute la sympathie que je commence à ressentir pour vous j’ai
peur pour ma fille.
- Monsieur, je vais vous la ramener
! »
Sa longue chevelure s’était détachée.
Auguste fixa ce visage au teint hâlé. Ce jeune homme semblait avoir déjà vécu
un siècle.
« S’il vous plait oui, fit-il en se
saisissant de ses deux mains, qu’il palpa longuement. Faites-le. Promettez-moi
de …
- Je vous le promets, Auguste »
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