Tous trois avaient repris le chemin
des études. Quant à Charles, on ne savait à quoi il occupait sa maussade
jeunesse. Suzanna et Laure, élèves à Jeanson de Sailly, entraient en terminale.
La première en filière scientifique. La seconde, comme sa mère, en section
littéraire. C’était la première fois qu’elles aient jamais connu, et ce depuis
la seconde : être par quelques murs, et pour huit heures par jour, séparées.
Maniant chiffres, concepts et fioles
avec dextérité, Suzanna épatait ses professeurs par son aisance à assimiler la
complexité sans trop se donner de peine. Et de peine, elle ne souffrait point,
estimant peu utile de forcer sa nature pour ces matières dans lesquelles sa
jumelle excellait. Les belles lettres la faisaient bailler, les philosophies desquelles
elle ne distinguait rien qui pût lui être utile l’ennuyaient, et cette Histoire
de France où l’on passait son temps à ressasser un passé révolu ne lui parlait
pas.
Laure, au contraire de sa sœur, fit
son possible pour parvenir à ce que rien ne soit relégué à un niveau moyen.
Elle bûchait le soir, tandis que sa sœur, outrageusement maquillée, se
déhanchait sur les Rolling Stones. Elle avait appris à rester concentrée et à
répondre quand sa sœur la dérangeait, tout en ne perdant rien du fil de ses
pensées. Logiquement, elle se retrouva major de sa promotion, quand Suzanna se
contenta de la huitième place.
« Qu’est-ce que tu veux que ça me
fasse ?, la sermonna celle-ci. A quoi ça sert d’être en tête ? Tu cherches les
honneurs, fillette ? Ce qui compte, c’est creuser son trou en se poussant du
coude, et vite ! ».
Laure l’enviait presque, de cette
désarmante facilité avec laquelle elle accueillait l’existence. Ce qu’elle
réussissait comme ce qu’elle ne réussissait point. Sa vie, son présent, son avenir,
elle ne doutait de rien, n’avait vraiment peur de rien. Et tout, y compris
Pierre, se greffait sur elle et son irrésistible volonté. De deux ans plus âgé
qu’elles, Pierre avait brillamment terminé ses classes préparatoires et avait
intégré en première année l’Institut National Agronomique Paris Grignon.
Un soir, Laure l’interrogea.
« C’est ton idée ?
- Pas vraiment.
- Tu t’y plais ?
- Ca va.
- Ca va ? »
Elle semblait surprise.
« C’est le Vieux qui voulait
ça. Moi franchement … »
Elle le dévisagea avec désarroi.
« Mais Pierre… C’est ta vie !
- T’es marrante ! Je connais pas
encore tes parents, mais ça se voit qu’on a pas dû vous forcer à grand-chose,
toutes les deux. Va pas t’imaginer que c’est partout pareil. »
Suzanna s’approcha d’eux, et vint se
lover contre lui.
« Qu’est-ce que vous complotez
encore dans mon dos ?
- On cause de moi !, fit Pierre.
- Quel intérêt ?
- C’est ce que j’étais en train de
dire… »
Il l’agrippa par la taille et la
pressa contre lui.
« Et toi poupée, tu sais ce que tu
veux faire de ta vie ?
- Tu le sais ! Pourquoi tu demandes
?
- Quoi ? Du pognon ?
- Tout de suite, les grands mots.
- Y’a pas de mal à ça, faire du
pognon … Faut assumer !
- Mais j’assume, mon cher. J’assume
! C’est que…
- … que t’as pas trop envie que ça
se sache !
- Idiot, fit elle en l’embrassant à
pleine bouche. Que ça se dise ! »
Ce fut tout ce qu’elles surent
jamais de ce vers quoi il se destinait.
Cet automne 1974 fut, comme les
premiers pas du tout nouveau Président élu, une délicieuse illusion. On avait à
peine eu le temps de faire le deuil de son prédécesseur que déjà, sous les
lueurs des arbres, la vie avait repris son cours. Un sentiment de liberté
régnait, euphorisant au point de contenir les mauvaises nouvelles tombant sur
les têtes des promeneurs du dimanche.
Elle était pourtant là, cette crise
pétrolière, elle touchait des vies. Mais ça paraissait loin. Tout le monde
batifolait en plein air, sans pudeur, le regard rivé sur les formes généreuses
de Sylvia Kristel, assise jambes croisées sur un fauteuil en osier. On
s’étourdissait en allant voir et revoir Emmanuelle. Et on riait des bons mots
de Dewaere et Depardieu dans les Valseuses en reluquant les formes généreuses
de Miou Miou.
Dans les mœurs, l’esprit de 68
semblait triompher. Le nouveau monarque, avec sa particule grassement payée,
avait compris l’intérêt à laisser ouvertes les digues de l’état de grâce. Cette
liberté du peuple, c’était devenu la sienne, en somme.
L’homme s’admirait tant
qu’il confondait son image et son être. Comment aurait-il pu faire autrement,
il avait été éduqué ainsi. Son reflet, il s’y accrochait plus qu’à ses deux
jambes, s’y mirant jusqu’à la délectation, attirant à lui les actrices, et non
les moindres. Se croyant généreux, il ouvrit son Palais, qu’il transforma en galerie
des glaces, tout en conservant par devers lui le trousseau du pouvoir.
Personne n’avait envie de
s’appesantir. On voulait des choses simples : du plaisir et du cul, une Renault
16, une bicoque retapée à la campagne, et un trois pièces à Suresnes. Par quelques
sympathiques mesures libertaires prises dans la foulée de son sacre, le nouvellement
élu avait réussi à faire croire quelque temps qu’on était entré dans une
nouvelle ère.
Valéry Giscard d’Estaing entama son
règne en répondant admirablement à l’injonction collective. Il masqua sa
suffisance de grand argentier arrogant avec un talent consommé, et écrivit en
quelques mois une magnifique partition. Sans jamais oublier de se mettre en
scène, il fut partout sans le faire savoir, et put décider de tout en tirant
les ficelles comme un monarque de droit divin. Son Elysée devint une ruche, où
tandis que les abeilles butinent à tout va, la Reine, confortablement installée
dans son alcôve, compose la symphonie en sirotant un thé.
Pour Auguste, qui ne faisait pas
particulièrement partie des intimes d’un homme aussi suffisant qu’avare de sa
confiance, ce fut un bouleversement. Le Président relisait à la virgule près la
moindre de ses déclarations, l’ensevelissait par huissiers interposés sous
tonnes de paperasse et prenait sur lui la lumière. Les apparences étaient
sauves, mais la réalité proprement invivable, pour un homme ayant connu
auparavant l’exercice du pouvoir ainsi que toutes ses attributions. Abonné aux
convocations matinales, il découvrit, peu avant la cinquantaine, ce que c’est
que s’éveiller la une boule au ventre.
Ce fut dans ces conditions qu’un
soir, alors qu’il rentrait vers onze heures trente le dos fourbu, sa chère
Suzanna, profitant de son avachissement, lui offrit le coup de grâce : en lui apprenant
ce que tout père redoute, tout en sachant la chose inévitable.
« Tu es sûre ?
- Aucun doute !
- Et cette loi qu’on attend… Merde !
Qu’est-ce que tu veux que je fasse ?
- Pour ça faudrait déjà que j’y voie
plus clair…
- Me dis pas que tu veux le garder !
- Papa, on est deux … J’ai encore
rien dit …
- C’est qui ce mec ? C’est qui pour
qu’il ose …
- Papa, arrête, s’il te plait. N’en
rajoute pas ! Je peux juste pas lui faire un coup pareil ! C’est sérieux, tu
comprends !
- Ma chérie, t’as même pas dix-huit
ans !
- Oh, qu’est-ce que c’est, six mois
de plus ou de moins… »
Il voulut s’avancer pour
l’étreindre, mais elle recula d’un pas.
« Ecoute… Je sais que pour toi,
apprendre tout ça d’un coup… Mais il s’agit pas de toi, là. Il s’agit de moi.
Si je m’écoutais ça serait simple. Et pour moi, et pour toi. Mais on est plus
tous les deux. Faut te réveiller, papa !
- C’est donc…
- OUI. »
Il comprit au timbre de sa voix
qu’elle ne plaisantait pas.
« Tu parles d’un coup de massue !
- Qu’est-ce que tu croyais ? Ça se
passe toujours comme ça, non ?
- Non ma chérie. Non. Ça se passe
pas toujours comme ça ! Regarde, avec ta mère »
Suzanna esquissa une grimace, et
sortit de son sac une cigarette.
« T’es sérieux ? Non mais t’es
sérieux ? Papa, tu vis où ? »
Elle semblait désolée, et sentait
tout autant qu’il était impossible qu’il en soit autrement.
« Tu ne m’as jamais parlé comme ça,
dit-il en baissant les yeux.
- C’est vrai. Et j’ai jamais fumé
devant toi non plus. T’as remarqué ?
- Non, en effet.
- Pourtant ça fait trois mois…
Paraît que mon haleine sent. C’est ce qu’elle dit, ta femme…
- Pourquoi tu l’appelles toujours
comme ça quand on est tous les deux ?
- Parce que… » .
Elle hésita un instant, puis se
lança.
« Parce que c’est le cas. Parce que
ça a été ta femme avant d’avoir été ma mère. Parce que tu l’oublies. Parce que
tu vous cites toujours en exemple, alors que franchement… Mais tu vois, on
s’égare. On s’égare encore et encore. Toi, toi, toi ! Marre ! »
Elle avait jeté sa cigarette au sol
et l’écrasait nerveusement du talon.
« Chérie qu’est-ce que…
- Oh ça va ! Qu’est-ce que j’en ai à
faire, moi, de ce parquet de merde ? Et puis qu’est-ce que t’en as à faire,
entre nous, hein ? C’est chez toi ici ? C’est chez nous ?
- On a pas le droit de …
- Eh bien on prend le gauche ! ».
Sa voix devint stridente.
« Ça pue le formol, ici, et moi j’ai
dix-sept ans ! Dix-sept ans, t’as compris ?
- Tu… Tu ne te sens pas bien ici ?
- Non mais regarde-toi, papa ! Regarde-toi
dans une glace ! »
Il sentit sa douleur le prendre à
l’estomac.
« Si je me sens bien ici ? Mais qui
est bien ici ? Hein ? Qui ? Toi ?
- Je… je… »
Il voulut se relever, mais une
crampe le maintint vissé sur son fauteuil.
« Mon … mon ventre ! », murmura-t-il.
- Je rêve ! TON ventre ! TON ventre
! »
Et elle releva violemment son
chemisier.
« MON ventre, papa ! MON ventre !
Merde ! Ya un chiard, là-dedans ! Un putain de chiard qui est en train de
grandir ! »
La tête lui tourna. Il s’agrippa aux
accoudoirs, et parvenant à peine à se hisser, s’approcha d’elle.
« Mon Dieu ! Suzanna ! Qu’es-tu en
train de devenir ? Qu’est-ce qu’il t’a fait ?
- Pierre ! Il s’appelle Pierre !
Pierre Grondin !
- Grondin ? De la famille Grondin ?
- Pardi ! - De la famille Grondin de
…
- De quoi ? »
Elle s’était soudain penchée vers
lui, et le fixait avec curiosité.
« Qu’est-ce que tu sais d’eux ?
- D’eux ?
- Ses parents. Sa famille !
- Trois fois rien ! Qu’ils sont loin
! Sur une île…
- C’est ça ! »
Elle agrippa ses mains et se mit à
genoux devant lui.
« Dis-moi !
- Tu ne sais pas ! Tu ne sais pas !
- Papa, je ne sais pas quoi ? »
Elle fut troublée de le voir si
bouleversé.
« Ma chérie !
- Papa ! Arrête ça ! C’est… trop… »
Elle avait les larmes aux yeux.
Prenant son visage dans ses mains, il lui murmura :
« Ma chérie il faut absolument te
débarrasser de ça !
- Ca ?
- La chose, là, dans ton ventre !
- Quoi ?, hurla-t-elle.
- Je sais pas comment appeler ça
autrement ! Suzanna, écoute-moi…
- Mais je ne fais que ça !
- Ecoute ton père !
- Mais je ne fais que ça !
- Non. Non, Suzanna. Non. Tu ne
m’écoutes pas. Tu ne m’écoutes pas.
- Mais… mais tu…
- Tu ne m’écoutes pas. Tu veux que
je te dise, mais tu ne m’écoutes pas. »
Elle eut soudain envie de le rouer
de coups. Frapper, frapper, frapper encore ce ventre énorme, et lui faire
cracher ce qu’il savait.
« Ma chérie, je ne te dirai que ce
que tu peux entendre. Je n’irai pas au-delà. Je n’irai pas au-delà.
- Tu… tu refuses de…
- Ca nous a échappé. Ça nous a
complètement échappé. Et à part te dire une seconde fois de te débarrasser de
ça, je ne peux pas te dire autre chose !
- Tu voudrais que je le garde que tu
ne t’y prendrais pas autrement », lâcha-t-elle rageusement en se relevant.
Droite devant lui, elle le toisa
avec dédain.
« C’est ce que tu veux ? C’est bien
ce que tu veux ? »
Il baissa les yeux, et croisa les
bras.
« Regarde-moi ! Regarde-moi bien ! »
Elle releva une seconde fois son
chemisier, et découvrit un ventre presque plat.
« Tu as décidé pour moi. Merci, papa
! »
Et elle quitta la pièce en faisant
claquer les talons sur le parquet, le laissant seul, effondré.
A écouter après la lecture (conseillé) : https://www.youtube.com/watch?v=86oNHWj4XQw
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