mercredi 24 mai 2017

La mécanique de l’ombre


L’homme, la cinquantaine fatiguée, chômeur de longue durée pointant aux alcooliques anonymes, est le parfait quidam. Il suffira d’un coup de fil énigmatique un vendredi soir alors que la nuit est déjà tombée pour le convoquer contre tout protocole un samedi matin à un entretien dans une tour de La Défense. Là, un homme étrange se faisant appeler Clément, l’engagera pour une mission on ne peut plus suspecte : transcrire sur une machine à écrire le contenu de cassettes d’écoutes téléphoniques, le tout pour un bon salaire, depuis un grand appartement vide parisien. Avec pour consignes de n’ouvrir à personne et bien sûr de conserver un parfait silence sur le contenu de son job.

A compter de là, la mécanique de l’ombre se met en place, et notre quidam va progressivement glisser dans les méandres de l’espionnage et de la manipulation la plus glauque. Son commanditaire, sombre et froid comme la lame, qui est-il, que veut-il, pour qui travaille-t-il ? L’état ? Une association de barbouzes ? Et ces cassettes mystérieuses : d’où proviennent-elles ? Refusant de descendre dans l’arrière cuisine, le quidam va à son âme défendant se retrouver confronté à ce qu’il voulait éviter : l’incapacité à ne pas comprendre et à ne pas agir. Récupéré sournoisement par un système inhumain qui broie les âmes, le voilà qui, seul, se dresse contre le pouvoir insidieux et se fait le dupe de jeux de pouvoirs internes du service de renseignement français.

Ou l’on ne sait guère qui manipule qui et à quelles fins. Sinon une : la quête de pouvoir. Qui en coulisses redessine les postures et les choix de chacun. Seul notre rebelle comme malgré lui récusera le contrat.

Cet homme : ne serait-ce pas le représentant de ces milliers de salariés à leur âme défendant embringués dans de sournoises entreprises de destruction massive ? Ces Areva, Philip Morritz, Dassault, Pfizer et autres Procter et Gamble – dont le but non avoué n’est peut-être pas, comme on ne le croit que trop, le seul profit de ses actionnaires, mais bien la destruction par-en-dessous de la planète et des êtres qui la composent, non à des fins mercantiles mais de pouvoir suprême ? Combien – en ces officines – qui savent, se doutent, ont lu, ont laissé sans le vouloir trainer une oreille et, écœurés, hésitent. Car dire, laisser exfiltrer et dénoncer c’est renoncer à soi, ou plutôt à cette apparence de soi, ce confort, ce salaire, cette apparente tranquillité, cette petite vie quotidienne sans histoires. Laisser entrevoir la mécanique de l’ombre, tel François Cluzet dans le film, c’est à coup sûr se promettre de sombres jours, loin des siens. Certaines rebellions même sourdes résonnent davantage que des abandons de poste : la possibilité de basculer dans une vie autre, et en tous points dissidente.

Ce qui veut dire risque, danger, mise en exposition des siens, tentatives de chantage sur des tiers, flicage : bref, tout ce qui jusque-là ronronnait gentiment implose. Et laissé seul, abandonné face à un monde devenu hostile, l’homme tremble en sa chambre et peine à trouver le sommeil.

Combien osent, prennent le risque, choisissent cette voie ? Peu sans doute aucun, mais ceux-là que notre société étouffe et poursuit dans le silence des ruelles obscures, quel courage il leur a fallu pour oser tout risquer ainsi et se retrouver dignes à la fin ! Ces inconnus téméraires rachètent tous les autres, ceux qui aimeraient bien mais n’osent point. Combien je les admire, eux qui ont tout perdu, tout risqué, tout affronté. Sans eux, rien ne serait possible, et tant pis si leurs efforts et leurs sacrifices n’a fait reculer que de trois mètres le mastodonte, ils ont montré à tous les autres le chemin.

Il peut être fort élevé, le prix du confort : ca, un proche avenir nous le dira. Ceux-là qui, depuis les arrières cuisines d’un laboratoire de recherche interne ont balancé, pour l’aluminium de l’eau, pour les addictifs ajoutés au tabac, pour les secrets des produits conservateurs de notre alimentation, à propos des fibres de ces prétendus chemtrails inexistants : tous ceux-là ont vu leur carrière brisée, se sont affrontés à des intimidations par avocats interposés, ont pour certains du probablement s’évanouir dans la nature, se sont vus confisquer leurs biens du fait d’un harcèlement judiciaro policier. Nous leur devons plus que beaucoup, à ces petits, à ces obscurs, qui a un moment sont sortis du bois et sont les véritables responsables de notre prise de conscience actuelle.

La perte de leur confort est la condition de leur salvation pour ce que nous pouvons collectivement espérer, à savoir l’après. L’après de ce monde-là qui ne sert en définitive qu’une infinie minorité et utilise tous les autres contre eux-mêmes. Cette mécanique mortifère à l’œuvre s’auto détruira à force de présomption, comme c’est écrit dans les grands textes. Ce n’est qu’une question de temps. Et ceux qui ont quitté le navire à temps auront les meilleures places dans la reconstruction. Loin des caméras, loin du brouhaha, loin des egos bruyants : dans une cabane à la campagne, au coin du feu. Avec aux pieds un chien paisiblement endormi, une pipe aux lèvres et un sourire de contentement.


La mécanique de l’ombre – Un film de Thomas Kruithof avec François Cluzet, Denis Podalydes, Sami Bouajila, Simon Abkarian.







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