L’homme, la cinquantaine fatiguée, chômeur
de longue durée pointant aux alcooliques anonymes, est le parfait quidam. Il
suffira d’un coup de fil énigmatique un vendredi soir alors que la nuit est
déjà tombée pour le convoquer contre tout protocole un samedi matin à un
entretien dans une tour de La Défense. Là, un homme étrange se faisant appeler Clément,
l’engagera pour une mission on ne peut plus suspecte : transcrire sur une
machine à écrire le contenu de cassettes d’écoutes téléphoniques, le tout pour
un bon salaire, depuis un grand appartement vide parisien. Avec pour consignes
de n’ouvrir à personne et bien sûr de conserver un parfait silence sur le
contenu de son job.
A compter de là, la mécanique de
l’ombre se met en place, et notre quidam va progressivement glisser dans les méandres
de l’espionnage et de la manipulation la plus glauque. Son commanditaire,
sombre et froid comme la lame, qui est-il, que veut-il, pour qui travaille-t-il ?
L’état ? Une association de barbouzes ? Et ces cassettes mystérieuses :
d’où proviennent-elles ? Refusant de descendre dans l’arrière cuisine, le
quidam va à son âme défendant se retrouver confronté à ce qu’il voulait éviter :
l’incapacité à ne pas comprendre et à ne pas agir. Récupéré sournoisement par
un système inhumain qui broie les âmes, le voilà qui, seul, se dresse contre le
pouvoir insidieux et se fait le dupe de jeux de pouvoirs internes du service de
renseignement français.
Ou l’on ne sait guère qui manipule
qui et à quelles fins. Sinon une : la quête de pouvoir. Qui en coulisses
redessine les postures et les choix de chacun. Seul notre rebelle comme malgré
lui récusera le contrat.
Cet homme : ne serait-ce pas le
représentant de ces milliers de salariés à leur âme défendant embringués dans
de sournoises entreprises de destruction massive ? Ces Areva, Philip
Morritz, Dassault, Pfizer et autres Procter et Gamble – dont le but non
avoué n’est peut-être pas, comme on ne le croit que trop, le seul profit de ses
actionnaires, mais bien la destruction par-en-dessous de la planète et des êtres
qui la composent, non à des fins mercantiles mais de pouvoir suprême ?
Combien – en ces officines – qui savent, se doutent, ont lu, ont laissé sans le
vouloir trainer une oreille et, écœurés, hésitent. Car dire, laisser exfiltrer
et dénoncer c’est renoncer à soi, ou plutôt à cette apparence de soi, ce
confort, ce salaire, cette apparente tranquillité, cette petite vie quotidienne
sans histoires. Laisser entrevoir la mécanique de l’ombre, tel François Cluzet
dans le film, c’est à coup sûr se promettre de sombres jours, loin des siens.
Certaines rebellions même sourdes résonnent davantage que des abandons de
poste : la possibilité de basculer dans une vie autre, et en tous points dissidente.
Ce qui veut dire risque, danger,
mise en exposition des siens, tentatives de chantage sur des tiers,
flicage : bref, tout ce qui jusque-là ronronnait gentiment implose. Et
laissé seul, abandonné face à un monde devenu hostile, l’homme tremble en sa
chambre et peine à trouver le sommeil.
Combien osent, prennent le risque,
choisissent cette voie ? Peu sans doute aucun, mais ceux-là que notre
société étouffe et poursuit dans le silence des ruelles obscures, quel courage
il leur a fallu pour oser tout risquer ainsi et se retrouver dignes à la
fin ! Ces inconnus téméraires rachètent tous les autres, ceux qui
aimeraient bien mais n’osent point. Combien je les admire, eux qui ont tout
perdu, tout risqué, tout affronté. Sans eux, rien ne serait possible, et tant
pis si leurs efforts et leurs sacrifices n’a fait reculer que de trois mètres
le mastodonte, ils ont montré à tous les autres le chemin.
Il peut être fort élevé, le prix du
confort : ca, un proche avenir nous le dira. Ceux-là qui, depuis les arrières
cuisines d’un laboratoire de recherche interne ont balancé, pour l’aluminium de
l’eau, pour les addictifs ajoutés au tabac, pour les secrets des produits
conservateurs de notre alimentation, à propos des fibres de ces prétendus
chemtrails inexistants : tous ceux-là ont vu leur carrière brisée, se sont
affrontés à des intimidations par avocats interposés, ont pour certains du
probablement s’évanouir dans la nature, se sont vus confisquer leurs biens du
fait d’un harcèlement judiciaro policier. Nous leur devons plus que beaucoup, à
ces petits, à ces obscurs, qui a un moment sont sortis du bois et sont les
véritables responsables de notre prise de conscience actuelle.
La perte de leur confort est la
condition de leur salvation pour ce que nous pouvons collectivement espérer, à
savoir l’après. L’après de ce monde-là qui ne sert en définitive qu’une infinie
minorité et utilise tous les autres contre eux-mêmes. Cette mécanique mortifère
à l’œuvre s’auto détruira à force de présomption, comme c’est écrit dans les
grands textes. Ce n’est qu’une question de temps. Et ceux qui ont quitté le
navire à temps auront les meilleures places dans la reconstruction. Loin des
caméras, loin du brouhaha, loin des egos bruyants : dans une cabane à la
campagne, au coin du feu. Avec aux pieds un chien paisiblement endormi, une
pipe aux lèvres et un sourire de contentement.
La mécanique de l’ombre – Un film de
Thomas Kruithof avec François Cluzet, Denis Podalydes, Sami Bouajila, Simon
Abkarian.
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