Eyes wide shut, les yeux grand fermés,
les nôtres bien sûr : ce fut le testament que nous légua en 1999 l’immense
Stanley Kubrick, et qui se clôt (ce fut donc sa dernière image) sur un masque
posé sur un oreiller à côté de la femme aimée et trompée dans tous les sens du
terme. Le masque de Tom Cruise, porte étendard de l’Eglise de Scientologie et à
l’époque mari de Nicole Kidman, la belle endormie.
Ce film magistral qui prit pour
vedettes le couple star d’Hollywood par excellence juste avant sa séparation
(et pour lequel le cinéaste britannique dut engager un conseiller matrimonial
pendant le tournage) se déroule à New York chez les Puissants, ceux de l’Oligarchie.
Nous entrainant par la main dans une cérémonie des masques à plusieurs entrées,
le film pose après l’immense banquet d’ouverture ou le mari se fait alpaguer
par deux fort jolies femmes aux pulsions avouées une scène dite d’intimité du
couple dans leur chambre à coucher. Ils fument un joint, et là l’épouse, au
contraire de son menteur de mari, dévoile sa vérité, libère sa parole et lui délivre
la clef de ses fantasmes secrets.
Révélation plongeant le tartuffe
dans un océan de perplexité, lui si ignorant de la condition et de la réalité féminine
avec laquelle il partage l’apparence de sa non vie. Elle se dévoile et rit, et
se rit de lui qui prétend la comprendre et la connaitre, lui le savant, lui le médecin
qui a la prétention de savoir et qui d’ailleurs incarne ce même savoir, celui
de ceux qui soignent les corps et non les âmes.
Dès lors Tom Cruise, quittant le domicile
de nuit, s’en ira à la quête du dessous des choses tout en se montrant
parfaitement incapable de l’appréhender. Muni d’un masque vénitien il pénètrera
on ne sait trop comment, par le biais d’un fil d’Ariane ou tout autour de lui conspire
a lui faire « franchir le seuil », dans un manoir. Ou se tient une société
secrète, image à peine voilée des Illuminati (sujet o combien cher pour Kubrick
le visionnaire démiurge). En plein cœur d’un rituel plus que païen, satanique, blasphématoire,
ou un faux prêtre entouré d’une ronde de femmes en costume noir et toutes comme
lui masquées se dénudent et se courbent, entourés d’une faune anonyme eux aussi
de noir vêtus et masqués.
Le décor est (forcément) celui d’une
Eglise, et la musique, inquiétante et hypnotique, va chercher sa source chez
les adorateurs de Satan. Dans cette séquence a l’esthétique hyper léchée qui
rappelle le final du Roma de Fellini, les symboles maçonniques abondent.
Le rituel prélude l’orgie, une orgie
toute particulière, sorte de théâtre d’ombres jouant sur les codes du SM et de
l’occulte, ou les personnages désincarnés et masqués miment le plaisir sans l’éprouver.
La caméra froide enregistre au travers de longs travelings la traversée du décor
en trompe l’œil et nous emmène dans les recoins d’un vide sidéral ou ce qui se déroule
sous nos yeux est un rien sacralisé et ritualisé à l’ extrême, celui des egos
se prétendant surpuissants et voulant dominer le monde, mais dont la sexualité
est une illusion triste. Comme un miroir déformant révélant les us des
puissants masqués qui nous gouvernent en secret.
Mais Tom Cruise lui, tout contenu
par cet inconscient bloqué en position de Bernard l’Hermite n’y voit rien.
Introduit ici avec un code, il l’oubliera et ne devra son salut et sa possibilité
de quitter les lieux qu’au sacrifice d’une femme amazone qui « prendra la
faute à sa place ».
Toute la lâcheté du personnage éclatera
là.
Sitôt sorti il prendra conscience du
danger, celui d’avoir ouvert sa boite de Pandore, d’avoir voulu regarder au-delà
de la surface des choses. Il conservera toutefois et bien entendu « les
yeux grand fermés » jusqu’au terme du film comme la plupart d’entre nous.
Et reprendra inchangé sa non vie, aux côtés d’une épouse endormie mais elle
plus que consciente et apte à traduire en mots ses propres maux.
Son retour au bercail au petit matin
résonne comme le chant du cygne d’un homo occidentalus déboussolé et castré, inmpuissant
car immature, et qui attend la fin sans se rendre compte de rien, sans avoir
percé le sens de l'épreuve. Un homme totalement égaré, un sachant, un savant
sans boussole. A qui sa raison joue plus que des tours.
L’artiste est là pour indiquer un
chemin, et le faire bien en avance sur ses contemporains aveugles, ceux-là qui
ont les yeux grand fermés comme le personnage principal du film.
Cette parabole limpide sur le sens
du mouvement et qui donne mille signaux de compréhension du vaste plan d’ensemble
en train de s’écrire, eh bien elle fut pour beaucoup une énigme. Et loin de
faire l’unanimité, cet immense testament reçut à sa sortie un accueil
poli, sans plus.
Il conviendrait, je vous y invite,
de le revoir 18 ans après sa sortie à la lumière des évènements de ces dernières
années, de ce que nous avons appris, observé et compris et surtout vu s’accomplir.
Bien d’entre nous conserveront toujours de par leur raison les yeux grand fermés,
mais je gage qu’en pourcentage ils seront fort heureusement moins nombreux. Il
en est de certaines évidences : elles ne se donnent à lire et à comprendre
qu’à celles et ceux qui ont fait l’effort de, avant. Comme Nicole Kidman, dans
le film.
Laquelle, parce que clair-voyante,
dort paisiblement.
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