mercredi 31 mai 2017

Damasio et La Horde du Contrevent


Deux romans seulement en 20 ans, un troisième, Les furtifs, à paraitre. Quelques nouvelles, d’autres écrits, pour la plupart inclassables, au contenu aux frontières de la politique, de l’anticipation, de la poésie, de la philosophie et de l’ésotérisme. De fréquentes incursions dans les univers de la création sonore (ses deux romans sont présentés avec un CD d’œuvres musicales proposant de compléter et d’enrichir la lecture par une dimension purement émotionnelle) et 3D (il est cofondateur d’une société de jeux vidéo).

Nul doute au regard de cette œuvre à nulle autre pareille qui s’en va puiser ses sources dans les travaux de Deleuze et de Michel Foucault (AD se définit comme un philosophe raté), et apparait comme un pendant aux œuvres gigantesques d’un Kubrick, d’un Franck Herbert, d’un David Lynch ou d’un Orwell.

L’ermite lyonnais Alain Damasio, isolé dans un coin reculé et montagneux de la Corse après des années de réclusion dans le Vercors, est un des plus grands auteurs français contemporains. Dont l’œuvre, rare mais incroyablement dense, ne donne à ses lecteurs guère davantage que des clefs de compréhension de ce qui se passe à notre époque. Le suggérant, sans l’imposer, un peu comme Kubrick dans Eyes Wide Shut, avec des codes.

Ce qu’il a vu, compris, pensé, entendu « dans son cerveau » (dans une des rares interviews qu’il a donnée, en 2016, aux Inrocks, il dit que son cerveau fonctionne comme une radio stridente et que la moindre information le conduit à fouiller comme un diable, à triturer le réel, à le remettre en cause et l’interroger de manière folle jusqu’à ce que celui-ci impose son sens), il le traduit en énigmes et paraboles sans chercher à se faire trop comprendre de la multitude.

Au contraire, la difficulté à pénétrer le sens de l’œuvre est signe de maturité et de maturation du lecteur, lequel, invité par la porte de l’imaginaire à pénétrer le sens profond, se doit de lâcher sa raison, d’écouter les soubresauts de son intuition, d’à son tour s’il le souhaite quitter la norme pour fouiller en dessous de la surface des choses. Et telle la Horde du Contrevent, choisir en son temps le difficile voyage.
L’auteur-démiurge n’impose en rien la dissidence, il la donne à vivre, dans ses deux romans, d’une manière aussi équivalente que distincte.

Dans La Zone du Dehors (1999), anticipation politique à peine voilée, Captp entre en lutte avec la Norme et son Président A. Sa « Volte » nous invite à son tour à nous poser individuellement la question du camp où l’on veut se situer dans notre existence : dedans ou dehors ? Dans l’interconnecté aliénant ou dans l’en dedans ? Veut-on le confort, lui préfère-t-on la liberté – et qui, de Cerclon ou de la Volte, manipule quoi ? De ce choix – crucial – tout le reste dépend, et l’auteur se garde bien de nous mettre dans une case. Il se contente (je ne dévoilerai pas la fin) de suggérer ce qui à la fin des temps …

Dans La Horde du Contrevent (2004), les 23 narrateurs, liés chacun à la Volte, ont jeté les amarres et sont partis en quête à rebours de l’origine du Vent. Leurs récits entremêlés résonnent comme 23 voix aussi dissonantes qu’accordées de la nécessité du voyage vers l’en-dedans. De sa difficulté aussi, extrême, laborieuse. Cette quête des origines est un long poème d’espoir charriant mille douleurs, ou l’auteur, davantage encore que dans son œuvre précédente, procède par la suggestion et demande au lecteur un investissement énorme pour pénétrer le sens profond de ce qui est donne à lire et à comprendre.

Combien il doit être ardu de pénétrer la signification de ce texte magistral à un très jeune âge ou bien après des décennies d’abandon au matérialisme tout puissant : il convient, à mon sens, d’avoir atteint un certain niveau d’expérience et de maturité et de s’être soi-même engage concrètement dans une dissidence pour être en mesure de déceler, plus que l’intention, plus que le chemin : le LIEU d’origine même du Vent.

Damasio – l’homme, refusant les honneurs et la société du spectacle, donne quelques conférences, brillantes, jouissives, ou tel un furet il se glisse sourires aux lèvres sur une estrade et, sans notes, déroule un fil d’Ariane a son public. Lui montrant le chemin. L’invitant à une Nuit Debout en sa joyeuse compagnie. L’interpelant malicieusement, interrogeant l’époque, la disséquant avec malice sans appeler bêtement à la mettre par terre – même s’il ne cache pas combien il aimerait qu’il en soit ainsi. Libre, il ne se prend en rien pour un leader ou un gourou, mais aide à réfléchir et donc à combattre du dedans ce qui nous est imposé en nous proposant un « dehors » qui redevienne notre « dedans ».

Ainsi ce mystérieux Livre à rebours, El Levir, dont les caractères s’effacent à mesure qu’il s’écrit : ce que je vois, ce que je sais, ce que je puis transmettre si …-  je ne puis littéralement l’écrire ou le dire, murmure l’auteur : à toi de faire le travail, mon rôle est de te mettre sur la voie.

C’est cela, un demiurge : un être libre avant tout, un grand artiste ensuite, qui a fait le chemin et qui, loin d’haranguer, murmure à ton inconscient et laisse sur le sable dans la nuit noire quelques traces. Pour permettre à qui le souhaite de le suivre et de faire à son tour le voyage en Contrevent.




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