Ce n’est certainement pas le film le
plus distrayant qu’il m’ait été donné de voir, mais c’est sans aucun doute l’œuvre
la plus forte à mes yeux depuis le début de ce siècle.
Lars Von Trier est tout sauf un
artiste consensuel. Son œuvre, qui peut donner le sentiment d’être chaotique, répond
aux méandres d’un artiste authentique qui a compter de Breaking the Waves est
parvenu à imposer son nom comme une marque sur le marché international. A
compter de ce chef d’œuvre unanimement salué et qui a bouleversé aux quatre
coins du globe, il a su imposer ses choix parfois contre ce que d’autres
auraient pu définir comme ses intérêts. Allant dans des directions avant gardistes
(Dogville) ou se risquant à des œuvres au contenu provocateur (Antechrist ou
Nymphomaniac). Il « fait parler de lui », sait créer un scandale,
attirer sur son nom des stars et leur imposer un cadre de travail tout à fait
hors norme (Nicole Kidman dans Dogville). Quitte, comme ce fut le cas avec
Bjork, à défrayer la chronique en s’affrontant directement avec son actrice par
médias interposés.
Sorti en 2011 après sa présentation à
Cannes d’où il repartit étrangement bredouille (sauf un prix d’interprétation),
Melancholia est l’œuvre d’un poète qui, tel Baudelaire et Rimbault, traduit au cœur
de son œuvre cette « melancholia » ou « bile », ici représentée
par une planète éponyme (Melancholia donc) censée percuter la planète Terre.
Son héroïne blonde (Kirsten Dunst),
telle le poète, est prise de cette bile, ce noir cafard qui la submerge tandis
qu’on la prépare telle une oie blanche en robe de mariée à une vie toute tracée.
Cernée d’êtres foncièrement rationnels et raisonnables, appartenant à un milieu
aisé ayant pour elle dès sa naissance décidé du cadre dans lequel elle devait évoluer,
elle n’a de cesse, pendant la première moitié du film, celle de la cérémonie de
mariage, de sortir du cadre, de quitter sa place, de faire exploser les convenances qui l'emprisonnent. Même
la limousine au tout début qui la conduit telle une princesse dans le château des
noces ne peut emprunter le sentier et doit s’y reprendre par trois fois pour réussir
un virage. La vie à laquelle elle est promise et devant laquelle sa mère ricane
est si désespérante qu’elle créée chez cette héroïne hyper sensible un véritable
bouleversement intérieur.
Lequel va peu à peu gangrener au-delà
de la cérémonie en elle-même (et qui s’achèvera par le départ du marié répudié),
tout l’univers.
Faire le lien, oser faire le lien en
un raccourci majestueux, entre le refus des convenances, la dépression la plus
noire et la fin du Monde : voilà le sujet brulant d’actualité de ce film inouï
qui des années après marque encore le spectateur que je suis, et pas pour que
des raisons d’ordre esthétique.
Des images demeurent, des années plus
tard, vibrantes. Une pluie d’oiseaux morts sur la neige. Un immense étalon noir
aux sabots empêtrés dans la boue et qui se débat. Une mariée à la robe immaculée
attrapée par les racines d’arbres immenses et qui retiennent sa fuite. Un petit
abri fait de trois bouts de bois sous lequel les deux sœurs et un petit garçon
s’abritent, tandis que la planète Melancholia s’approche à toute vitesse de la
Terre.
Tant d’autres …
Chef d’orchestre de la cérémonie de
mariage de sa blonde sœur, l’hyper-conventionnelle Charlotte Gainsbourg (qui n’a
de cesse de venir la faire rentrer dans le cadre lors de la noce) va
progressivement sombrer dans le désarroi puis la frayeur dans la seconde partie
du film, tandis que s’approche cette Melancholia pouvant sonner la fin de son
monde. Perdant pied, livrée à l’abandon de son époux qui se suicidera quand il
comprendra l’inéluctabilité de la collusion des astres, elle sera alors « prise
en mains » par sa dépressive sœur, soudain apaisée par sa clairvoyance.
Pour cette dernière la fin du monde
et la fin de ce monde dont elle ne voulait point coïncident, et l’apocalypse
advenant est accueilli dans le plus paisible consentement. Tenant la main de
son neveu et de sa sœur en larmes, elle s’évanouira sur un sourire.
Loin de fixer quelque interprétation
le film pose toutes les questions sans en résoudre aucune. Cette apocalypse est-elle
l’œuvre réelle et/ou imaginaire d’une jeune femme dépressive ? Son souhait ?
Est-ce (au-delà de l’œuvre de l’imaginaire de son héroïne) celui de l’auteur ?
S’agit-il d’une mise en garde, d’une vision, d’un délire pur, d’une simple
extrapolation à partir d’un état dépressif personnel ? Qu’a-t-il vu au
fond du trou, notre Lars ?
Laissant toutes le portes ouvertes
il nous place, nous spectateurs, face à notre propre inconscient et face à nos
peurs les plus enfouies, libres d’accueillir la collision glacés d’effroi et en
larmes comme Charlotte ou consentants et médusés par tant de poésie. Et
transportés par la musique de Wagner, cette ouverture somptueuse, magistrale,
incandescente de Tristan et Iseult – un autre poète lui aussi en son temps
annonciateur de la fin d’un monde…
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