mercredi 26 avril 2017

Lady H. ou la Grande Ourse


Elle a failli à 60 ans réaliser le triplé : Golden Globe, César et Oscar, pour un de ses rôles les plus forts, les plus stupéfiants et les plus complexes, cette ELLE de Paul Verhoven sorte d’équivalent européen de la Sharon Stone de Basic Instinct, o combien plus subtil que le modelé précédent. Une performance absolument sidérante, sorte de sommet pour une actrice parmi les plus respectées et les plus honorées au monde. En l’occurrence une actrice française.

Quels beaux fruits elle aura donnés, cette « Pomme » -  nom de son personnage de La Dentelière, le film de Claude Goretta qui l’aura fait connaitre il y a 40 ans au grand public. Et combien à l’époque il aurait été difficile d’imaginer la carrière de cette virtuose à la curiosité artistique insatiable qui lui aura, souvent à son initiative, donné l’occasion de tourner avec les plus grands sur tous les continents ? Car elle est loin de se limiter aux frontières de l’hexagone, Isabelle H. Pour elle dont la cinéphilie vorace ne fait aucun doute, le cinéma est un art englobant tout et notamment toutes les cultures, des lors qu’il est mu par l’exigence.

Et d’ailleurs, le cinéma n’est qu’une des cordes à son arc, à cette actrice jusqu’au bout des ongles qui cultive autant la simplicité que son contraire, et penche autant vers l’élitisme que vers l’art populaire. Le théâtre, dont elle brule régulièrement les planches, l’accueille ici et là, à Paris, à Londres ou Avignon, sous la férule de grands metteurs en scène, et pas que pour du classique, oh non ! Là aussi elle s’en va cultiver la prise de risques maximale, osant des textes et des auteurs d’avant-garde, portant leurs créations vers un public parfois frileux, se jetant sur scène et dans ses rôles comme on entre en transe, donnant tout et le reprenant aussitôt avec un art consommé de la mise en abime à distance. Totalement EN et a l’extérieur en même temps. Pareil don à se dédoubler, faire et se regarder faire, s’appuyer sur la technique comme elle le fait et se jeter à l’eau… Comme le ferait une bucheuse ou un bon petit soldat capable de concevoir en même temps que le combat la stratégie d’ensemble jusqu’au plus infime détail.

Verhoeven en parle très bien, de la suprême intelligence d’Huppert. Il le dit sans fards et sans pudeur : son apport à un film en situation de se faire est énorme et dépasse de beaucoup son périmètre de jeu. Elle est actrice dans le sens fort, bien au-delà de l’interprétation : elle propose, anticipe, se fond à l’univers de celui qui la dirige jusqu’à souvent le précéder. Chabrol ne disait pas autre chose d’elle qui fut par huit fois sa muse dans des films qui auront marqué en profondeur leurs carrières respectives. Huppert est une partenaire, un coréalisateur, une caméra au-dessus du plateau, un chef opérateur en même temps qu’une interprète.

Même posée dans l’habit d’un rôle tout en discrétions elle conserve cette aptitude qui dénote une exceptionnelle intelligence artistique et intelligence tout court : l’art de créer en permanence par l’attention à toutes choses.

Elle me fait parfois l’effet d’une chatte aux aguets, tranquillement assise à distance au milieu d’une foule bruyante et qui ne se laisse distraire par rien en apparence. Yeux mi-clos et moustache en éveil, gestes lents et posés, comme dans un ralenti. Elle maitrise temps et espace, se vit et se voit et est capable de sentir une mèche tomber sur son front de quelques centimètres et la relever l’air de rien. De l’extérieur ça ressemble à du contrôle, et pourtant cela m’apparait comme son exact opposé : de la maitrise. Une maitrise parfaite. Qui se manifeste dans une présence intense à l’instant.

J’ai eu cette joie l’an passé d’assister après la projection d’un de ses films à un débat rencontre avec elle, dans un petit cinéma du 4e arrondissement. Nous devions être cent cinquante, pas plus. Elle était, comme je me l’imaginais, de petite taille, très mince, très élégante, et en même temps simple, abordable. Pendant près de deux heures, patiemment elle a répondu à nos questions. Certaines, je m’en souviens, étaient quelque peu … disons… pas évidentes, tellement, bref… Etant proche d’elle je ne cessai d’observer son regard, de la regarder en action, de la regarder ressentir et penser. Ce fut incroyable, la voir ainsi assimiler des questions quelque peu naïves ou tournées sur elles-mêmes, et de parvenir avec un pareil tact à en faire un bouquet à destination de celui ou celle qui l’avait posée. Ce savoir-vivre, cette délicatesse généreuse, cet art aussi de mettre en lumière quelqu’un de son public, de lui répondre avec subtilité et gentillesse … Quand tu assistes à cela tu ne peux que tomber baba devant cette faculté qu’ont certains de faire de l’or avec trois fois rien. Et tu comprends pourquoi oui, ce parcours, cette exigence, ce respect, cette élégance…


Ce soir-là devant cette incarnation suprême de la femme française je me suis à moi-même avoué : cette Etoile fait bien de se tenir à distance de toutes les autres, car de toutes, la Grande Ourse, c’est Elle.


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