Depuis mon départ de France, je me
suis de fait trouvé en situation de parler très peu ma propre langue sinon
avec un et un seul. Au point parfois de pouvoir passer des heures sans
articuler un mot. Sinon en espagnol, depuis notre arrivée au Paraguay. Je le
maitrise de mieux en mieux chaque jour, parviens fort bien à me débrouiller, a
parler et à me faire comprendre, mais pas au point de laisser se développer une
pensée. Le recours au langage a retrouvé son caractère purement utilitaire, et
les paroles verbales comme on dit ont disparu.
C’est une bénédiction, tant il me semblait
les derniers mois que j’avais passés à Paris que, sauf exception, moi-même comme
la plupart des personnes que je voyais parlions beaucoup pour ne strictement
rien dire et encore moins nous entendre. Il m’avait fallu attendre les toutes dernières
semaines avant le départ pour enfin revoir certaines et certains, perdus de vus
depuis des lustres, et découvrir quelques autres sur le fil du rasoir, et pour
que la parole, je veux dire l’échange véritable, ait lieu et fasse sens.
Auparavant cela ressemblait à ces
repas de famille ou tel ou tel tient inlassablement le crachoir, ou il faut
parler entre chaque bouchée, écouter en baillant les longs développements du père
sur la situation politique du moment (un copier-coller du Monde a peu de choses
près) ou les confidences de la tante un peu gâteuse sur les prix des légumes
pratiqué au Champion du coin. Ca cause ça cause mais ça ne dit rien, on
sur-occupe le temps et l’espace en veillant à ce que chacun soit dans sa petite
case et en contraignant si possible les muets à sortir de leur pseudo léthargie.
Enfant j’étais comme mon grand-père
ce qu’on appelle un taiseux. Adulte je me suis progressivement transmuté en l’exact
oppose : un mec qui parle, qui cause, qui parfois fait des speech et se
prend parfois à partir dans d’interminables logorrhées. Celui dont « on »
dit : il parle bien, sous-entendu il nous saoule parfois. Si ça peut vous
rassurer le premier qui était saoulé c’était moi, je veux dire pas simplement
par ce que j’entendais mais par ce que je disais, cette espèce de reflexe pavlovien
qui te pousse contre une part secrète de toi à prendre le micro et à y aller au
lieu de te taire, de te retrancher et de te retrouver en toi même. J’étais je
suppose alors sur ma lancée, en pilotage automatique : placé au milieu d’un
troupeau ou je m’ennuyais copieusement, je n’avais d’autre solution que de gigoter
en tachant d’attirer l’attention du chien de garde.
Il y avait à la Réunion un vieil
homme - que j’ai connu il y a 6 ans. Il s’appelait Michel et ressemblait à ces
figures de saints un peu fêlés qu’on croise encore en Inde. Un intouchable que ça
s’appelle si ma mémoire est bonne. Michel vivait non loin de Boucan, ou j’avais
mon deux pièces. Il avait 69 ans, était toujours presque nu, juste un pagne et
un drôle de fichu protégeant son crane du soleil, un sac flanqué sur le dos,
ses longs cheveux blancs tressés et une bouteille d’eau. Il ne vivait guère que
d’allocations et de ce qu’on pouvait parfois lui donner. Il a tout de suite
attiré plus que mon attention et il nous a fallu quelques mois pour prendre
langue. Il m’avait raconté son histoire, né dans la Creuse, pupille de la
nation, placé en foyer, chassé de sa famille adoptive. Puis la fuite à sa majorité,
l’usine, la guerre d’Algérie, le retour à la triste pauvreté dans une campagne
de France. Puis l’envol vers 35 ans vers le Népal puis l’Inde. Les rencontres.
La solitude. La faim, dans les rues de Calcutta. Jusqu’à ce moment où il fut
recueilli par des moines et les suivit de retraite en retraite.
Il me conta cette histoire extraordinaire :
9 ans. 9 ans vécus sans prononcer un seul mot. 9 ans ! Il s’était imposé ça.
S’était retiré, vraiment retiré du brouhaha. Quand il a entamé ce récit (on était
je me souviens attables tous deux face à face dans ce petit bar de Boucan, il
ne faisait pas encore nuit) j’ai ressenti une immense émotion, quelque chose
qui me parlait en profondeur, sans savoir quoi. Le silence, se taire, se
retirer, ne plus parler, ne plus rien dire, écouter, entendre mais ne plus
parler…
Voilà 7 ans qu’il me le fit ce récit,
et toujours cette résonnance, cette vibration toute particulière qui entre en résonnance
avec je ne sais quoi d’enfoui. Tandis que depuis quelques semaines mes mots se raréfient…
Dans ma langue depuis quelques mois
j’écris davantage chaque jour que je ne parle. C’est reposant. Je me surprends
penser en anglais, en espagnol, parfois. Parfois parler seul en marchant,
histoire de faire monter la sève des textes que j’écris et qui lentement
franchit la frontière des lèvres sans que je m’en aperçoive. Et puis assez souvent
je me surprends à ne plus penser du tout, l’esprit vagabonde comme une feuille,
assis dans le jardin ou marchant de long en large la tête vide, dans ma bulle,
un peu comme un chat qui trottine sans savoir ou ses pas le conduisent, les
moustaches en éveil.
Ecrire chaque jour, comme je le fais
sans jamais y déroger depuis près de quatre mois, ici et ailleurs, un court
texte, ou autre chose. Ecrire chaque jour, donner à lire chaque jour, l'envoyer a 100 ou 200 que je connais en n'attendant strictement rien de personne comme je le fais depuis janvier. Et garder
aussi souvent que possible le silence. A distance du brouhaha. Je vais finir mes
jours ermite a la montagne si ça continue comme ça.
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