dimanche 5 mars 2017

Connaître l'ennemi


Il aura fallu un peu plus de vingt cinq ans pour que cette milice créée de toutes pièces par la CIA et l’Arabie Saoudite qui l’auront formée, armée et financée pour aller chercher chicane au Lion Russe dans le conflit d’Afghanistan en 1980 devienne cette nébuleuse tentaculaire aux nombreuses filiales transversales et transnationales, qu’on appelle tantôt Daesh, Al Nosra, ISIS. Que l’on feint de tuer ici, et qui se reforme aussitôt ailleurs, tel un Alien à la force brute, aveugle à la douleur, conquérant et sans crainte devant la mort. Et prête à tous les extrêmes pour faire triompher au nom de son Dieu sa conception radicalisée, hyper-violente et coercitive d’une religion, l’Islam, dont les textes sacrés, tout comme les nôtres, contiennent autant d’incitations à la guerre sainte que d’invitations à aimer son prochain.

Sans foi ni lois, ceux qui l’auront de toutes pièces créé n’avaient point imaginé cela : que la créature leur échappe non par sa force brute seule, mais par la force de sa foi. On glose souvent sur cet ennemi impitoyable en le taxant de barbare, vocable ô combien pratique car permettant de se disculper tout en se plaçant dans le camp des détenteurs de la  civilisation. Oubliant à quel point dans l’histoire récente de notre religion (quelques siècles seulement) nous eûmes les croisades, la Saint Barthelemy, l’Inquisition, pages sanglantes où nos ancêtres maniaient le glaive, la décapitation et la torture avec le même entrain, éclairés ou aveuglés par la même foi. Comme nos islamistes du jour, ils étaient convaincus que ce à quoi ils croyaient étaient le seul horizon possible, et qu'en son nom verser du sang était noble. Civilisation et barbarie sont souvent bien davantage imbriquées l’une l’autre qu’on ne le dit, et l’Histoire des civilisations nous enseigne que ce qu’on nomme progrès n’est point, sur un plan historique, une ligne ascendante, mais bien une séquence dans un cycle spatio temporel limité…

Notre difficulté à penser l’ennemi, notre faculté pleine de morgue à le caricaturer sans le connaître vraiment participe activement à son essor, notre mépris faisant office d'huile dans le moteur. Inséré en nos sociétés, au contraire de nous qui restons fort éloignés des quelques bulles où il a établi son pouvoir, il m’apparaît en bien meilleure position pour nous observer du dedans et trouver nos failles. Nous nous étonnons parfois de ses connaissances à notre propos, de sa maîtrise des réseaux technologiques, de sa capacité à utiliser nos outils pour recruter et galvaniser à distance de nouvelles recrues. Créé par nous et élevé en couveuse à la maison, il a eu tout le temps nécessaire de faire sien les jouets que nous avons mis dans sa chambre à coucher, et de s’inspirer de nos propres méthodes de propagande pour mettre au point les siennes.

Jouant habilement des contradictions et des mensonges de bien des gouvernements occidentaux, tâchant d’éradiquer ici leurs frères tout en armant là-bas leurs cousins, connaissant notre dépendance financière envers leurs financeurs, il leur est aisé de s’appuyer sur nos hypocrisies pour renforcer leurs discours en s’attribuant une pureté dont nous sommes dénués – qu’évidemment les faits démentent, il n’y a qu’à observer les agissements de leurs chefs, dont les actes ne suivent jamais les paroles, comme c’est le cas dans bien des clergés. A leurs yeux de civilisateurs conquérants illuminés, nous sommes décadents et devons nous rendre ou périr. A leurs yeux, leur propre vie, qu'ils considèrent comme un passage, ne compte guère : c'est dire la force de leur engagement, et l'incapacité à déradicaliser sur un pareil socle de certitudes !

Pour autant, et c’est bien là notre drame, nous ne savons leur opposer de front unifié, tant nous sommes atomisés, repliés sur nos castes et nos clochers, tant nous sommes entre nous divisés, tant les seules occasions que nous prenons pour nous unir ne durent que le temps d’une manifestation ou d’un clic. Ils le savent : leur force est aussi mesurable à la profondeur de nos fragilités.

Nous détruire par le joug et par la peur, et donc contribuer à nous diviser : il semble que sur ce front-là ils y parviennent sans faire grand chose, tant dans certains pays occidentaux tout en dehors d’eux contribue à ces guerres civiles permanentes, jusque dans les conversations de comptoirs. L’individualisme poussé à son extrême couplé à l’esprit de petits clans tel que nous le propose Facebook a réussi à faire de certains pays européens des nations impossibles à gouverner, tant ceux qui parlent fort recouvrent, comme sur les plateaux d’émissions de télévision, ceux qui ont besoin de temps pour exprimer une pensée. Elire Trump, faire le Brexit, mettre la Marine au pouvoir : si j’étais eux, j’en ferais mon miel. Qu’un état supposé démocratique et ouvert en vienne à maltraiter une partie de sa population obéissant à une lecture ô combien plus soft de ma religion du djihad : c’est du pain béni pour les futurs recrutements, ça ! Voilà comment nos propres peurs nourrissent l’objet suprême de notre peur. Comme dans le premier Alien, l’ombre d’un chat se faufilant dans le vaisseau fera sursauter toute la salle.

Notre gouvernement nous a prévenu : les attentats déjoués en France explosent (16 en 2016, en plus de Saint Etienne du Rouvray et Nice), idem en Allemagne, et le début 2017 a vu le même phénomène se poursuivre. La campagne présidentielle bat son plein : en 2012, deux mois avant l’élection d’Hollande, on a eu Mohamed Merah. Il y a là, si on se place une nouvelle fois dans leur peau, une gourmande fenêtre de tir, avant l’élection et/ou juste après, dans les quelques jours qui suivront quand l’actuel gouvernement fera ses valises, au moment où les têtes de pont des grandes administrations battront le rappel de leurs réseaux pour trouver un point de chute. Ce n’est pas crier au loup que d’écrire ça et l’anticiper, une probabilité ne crée en rien un acte. C’est juste une mise en garde, je suppose partagée par ceux dont le métier est d’assurer notre sécurité, et qui jusque là sur le sol français font un sacré travail avec toute la discrétion requise. Car oui, il faut bien, dans le sens le plus noble du terme, non seulement survivre mais vivre. Et si possible légers et heureux. Ce qui n’est pas impossible à conjuguer avec un peu de clairvoyance. 


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