mardi 21 février 2017

Le camp du Mal, vraiment ?


Toute organisation humaine n’aime rien tant que désigner en son sein ou à l’extérieur un camp du mal. Cet étiquetage en guise de raccourci a un mérite au moins : externaliser celui-ci, c’est-à-dire a priori s’exonérer de toute participation, même indirecte ou passive, à ce dernier, tout en s’inscrivant soi-même dans le bon camp. Il induit forcément un inconvénient majeur : sous les certitudes bricolées à la va-vite, pensée et honnêteté intellectuelle se sont évanouies. Ce qui, sous l’effet du nombre, importe peu sur le moment, pouvu qu’on soit bien évidemment dans le camp des vainqueurs.

Je m’étais par le passé beaucoup intéressé à l’histoire de l’Allemagne nazie, et à ce qu’en nos jours on en a tiré. Avoir fouillé les livres d’histoire m’a appris ceci : celle-ci est née d’une humiliation, celle de la défaite de 14/18. Elle fut, nous le savons tous, née démocratiquement suite à un scrutin où le parti nazi arriva en tête en étant pourtant bien loin de la majorité absolue. Elle eut sur le peuple allemand pris dans son ensemble un effet galvanisateur et entraînant jusqu’aux plus extrêmes limites de la défaite : bombardée par les soviétiques tandis que son leader et ses lieutenants vivaient depuis des semaines dans un blockhauss, Berlin lui fut aveuglément fidèle jusqu’au bout, alors même que ce dernier faisait régner sur son peuple une absolue terreur. Les berlinois en âge d’aller combattre ayant été pour la plupart soit envoyés sur les fronts russes et atlantiques soit décimés, ce furent donc des adolescents, voire des enfants de douze ans, qui furent l’ultime chair à canons des derniers combats hitlériens.

Le « mal » en l’occurrence, nous ne pouvons l’incarner uniquement en un homme et son équipe la plus proche, mais bien à toutes celles et tous ceux qui le soutenaient. Et je suis persuadé que de leur point de vue ils incarnaient à leurs propres yeux le bien.

Où se situe donc la « vérité » ? Existe t-elle seulement ? Pouvons-nous décemment affirmer que ces milliers, ces dizaines, ces centaines de milliers d’allemands d’alors étaient l’incarnation du « mal » ? Le voulaient-ils seulement – au prix de la vie de leurs propres enfants ?

Au lendemain de la guerre, l’Allemagne coupée en deux fut reconstruite. L’immense cinéaste Rainer Werner Fassbinder, poil à gratter de son peuple, nous instruisit fort sur la capacité d’oubli sans doute utile dudit peuple, et (à l’Ouest) de son basculement soudain dans le capitalisme pur et dur inspiré des américains. Le Mariage de Maria Braun ou Lola une femme allemande dressent des portraits sans concessions de cette reconstruction, et des évidentes amnésies effectuées pour y parvenir. Les nouveaux capitalistes allemands de l’après guerre, ceux des années cinquante et soixante, parvinrent aisément à réécrire une histoire tâchée de sang en se plaçant cette fois dans un camp du bien parfaitement acceptable et honorable. Ce qui plus tard ne manqua pas de créer de sacrées distances avec la génération suivante, porteuse d’une manière ô combien différente de l’histoire commune.

Nous avons, il me semble, encore et toujours cette propension binaire à étiqueter ce qui est bien et ce qui est mal, et à désigner en dehors de nous mêmes ce qui est à rejeter. Ainsi à notre esprit défendant nourrissons-nous dans nos rejets péremptoires et excluants nos propres ennemis ainsi que leurs appétits à nous nuire. A l’intérieur comme à l’extérieur. Car cette caractérisation pleine de morgue et de raccourcis nourrit tous les intégrismes, tant sur le plan politique que social et extérieur. Ce faisant, nous nous aveuglons souvent sur notre propre cas, un peu comme les allemands reconstructeurs de l’après-guerre, produisant des discours et des anathèmes au lieu de tâcher de comprendre à partir de nous-mêmes l’autre, celui qui est différent, celui qui ne vit ni me pense pas comme nous, celui qui est loin. De militaire, l’ingérence devient morale, moralisatrice plutôt, un peu comme un colonialisme de la pensée dressant partout des lignes jaunes, sauf dans nos salons. Ainsi créons-nous au fil d’humiliations, de renoncements et de certitudes bien-pensantes ces ennemis qui n’ont plus rien d’imaginaire. Et les conditions mêmes de guerres civiles. 



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