Toute organisation humaine n’aime rien tant que désigner en son sein ou à
l’extérieur un camp du mal. Cet étiquetage en guise de raccourci a un mérite au
moins : externaliser celui-ci, c’est-à-dire a priori s’exonérer de toute
participation, même indirecte ou passive, à ce dernier, tout en s’inscrivant
soi-même dans le bon camp. Il induit forcément un inconvénient majeur :
sous les certitudes bricolées à la va-vite, pensée et honnêteté intellectuelle
se sont évanouies. Ce qui, sous l’effet du nombre, importe peu sur le moment,
pouvu qu’on soit bien évidemment dans le camp des vainqueurs.
Je m’étais par le passé beaucoup intéressé à l’histoire de l’Allemagne
nazie, et à ce qu’en nos jours on en a tiré. Avoir fouillé les livres
d’histoire m’a appris ceci : celle-ci est née d’une humiliation, celle de
la défaite de 14/18. Elle fut, nous le savons tous, née démocratiquement suite
à un scrutin où le parti nazi arriva en tête en étant pourtant bien loin de la
majorité absolue. Elle eut sur le peuple allemand pris dans son ensemble un
effet galvanisateur et entraînant jusqu’aux plus extrêmes limites de la
défaite : bombardée par les soviétiques tandis que son leader et ses
lieutenants vivaient depuis des semaines dans un blockhauss, Berlin lui fut
aveuglément fidèle jusqu’au bout, alors même que ce dernier faisait régner sur
son peuple une absolue terreur. Les berlinois en âge d’aller combattre ayant
été pour la plupart soit envoyés sur les fronts russes et atlantiques soit
décimés, ce furent donc des adolescents, voire des enfants de douze ans, qui
furent l’ultime chair à canons des derniers combats hitlériens.
Le « mal » en l’occurrence, nous ne pouvons l’incarner uniquement
en un homme et son équipe la plus proche, mais bien à toutes celles et tous
ceux qui le soutenaient. Et je suis persuadé que de leur point de vue ils
incarnaient à leurs propres yeux le bien.
Où se situe donc la « vérité » ? Existe t-elle
seulement ? Pouvons-nous décemment affirmer que ces milliers, ces
dizaines, ces centaines de milliers d’allemands d’alors étaient l’incarnation
du « mal » ? Le voulaient-ils seulement – au prix de la vie de
leurs propres enfants ?
Au lendemain de la guerre, l’Allemagne coupée en deux fut reconstruite.
L’immense cinéaste Rainer Werner Fassbinder, poil à gratter de son peuple, nous
instruisit fort sur la capacité d’oubli sans doute utile dudit peuple, et (à
l’Ouest) de son basculement soudain dans le capitalisme pur et dur inspiré des
américains. Le Mariage de Maria Braun ou Lola une femme allemande dressent des
portraits sans concessions de cette reconstruction, et des évidentes amnésies
effectuées pour y parvenir. Les nouveaux capitalistes allemands de l’après
guerre, ceux des années cinquante et soixante, parvinrent aisément à réécrire
une histoire tâchée de sang en se plaçant cette fois dans un camp du bien
parfaitement acceptable et honorable. Ce qui plus tard ne manqua pas de créer
de sacrées distances avec la génération suivante, porteuse d’une manière ô
combien différente de l’histoire commune.
Nous avons, il me semble, encore et toujours cette propension binaire à
étiqueter ce qui est bien et ce qui est mal, et à désigner en dehors de nous
mêmes ce qui est à rejeter. Ainsi à notre esprit défendant nourrissons-nous
dans nos rejets péremptoires et excluants nos propres ennemis ainsi que leurs
appétits à nous nuire. A l’intérieur comme à l’extérieur. Car cette
caractérisation pleine de morgue et de raccourcis nourrit tous les intégrismes,
tant sur le plan politique que social et extérieur. Ce faisant, nous nous
aveuglons souvent sur notre propre cas, un peu comme les allemands
reconstructeurs de l’après-guerre, produisant des discours et des anathèmes au
lieu de tâcher de comprendre à partir de nous-mêmes l’autre, celui qui est
différent, celui qui ne vit ni me pense pas comme nous, celui qui est loin. De
militaire, l’ingérence devient morale, moralisatrice plutôt, un peu comme un
colonialisme de la pensée dressant partout des lignes jaunes, sauf dans nos
salons. Ainsi créons-nous au fil d’humiliations, de renoncements et de
certitudes bien-pensantes ces ennemis qui n’ont plus rien d’imaginaire. Et les
conditions mêmes de guerres civiles.
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