mardi 10 janvier 2017

SUNDANCE - Livre 1 : Genèse (vol.1) - chapitres 3 et 4


3


Ce furent davantage de présence, quelques attentions, parfois des confidences, témoignant d’une certaine forme de confiance. Et cela la réchauffa. De frêle et glacée, elle devint peu à peu plus en chair. Et à défaut de s’embraser, elle sentit en elle une douce flamme, qui la réveilla.
Aucune main ne l’ayant touché depuis tant d’années, ce fut donc comme une nouvelle première fois. Elle crut défaillir quand un soir, la rejoignant dans la chambre redevenue commune, il s’assit à ses côtés, et posa sur son bras sa main.
Lorsqu’il s’abandonna, elle retint un cri. Il l’écrasait de tout son poids, elle suffoquait, mais trouva assez de force pour poser sur sa nuque brûlante une main caressante en lui murmurant:
«  C’est bien. Repose – toi, maintenant. »


Quand, quelques mois plus tard, au terme d’une grossesse douloureuse elle le fit prévenir qu’elle était partie à la maternité, il était à Guéret, auprès de ses électeurs.
Lorsqu’il arriva, Suzanne reposait, gémissante, sous d’épaisses couvertures.
Il entra, précédé d’une infirmière, le souffle coupé.
«  Ma chère, dit il en s’épongeant le front, ma chère… »
Elle eut à peine la force de tourner vers lui son visage défait par la douleur, et parvint à articuler.
« Soyez sans crainte, mon ami. Tout s’est bien passé. Elles sont en vie.
-        Elles ? répondit il en écarquillant les yeux.
-        Oui mon ami »
L’infirmière avança d’un pas, et se posta entre eux.
«  Vous êtes père de deux adorables filles, Monsieur. Je vais vous y conduire. »


4


Lorsqu’elle s’éveilla de sa torpeur, elle se redécouvrit plus seule encore qu’elle l’avait jamais été. Auguste était reparti, avec à chacun de ses deux bras chacune des petites. L’infirmière, d’une voix neutre, lui apprit qu’il les avait enregistrées à l’état civil.
«  Ce qui veut dire qu’il a choisi les prénoms ? », lui demanda Suzanne.
«  Ah ça… », répondit-elle le regard fuyant. « Tenez, prenez plutôt votre cachet ! »
Laure et Suzanne…
Lorsqu’il lui apprit quels prénoms il leur avait donné, elle ne put retenir ses larmes, et il en fut fortement agacé.
«  S’il vous plait, ma chère… », maugréa t-il en soufflant tel un taureau dans l’enclos.
«  Oh, mon ami ! », répéta t-elle en ne pouvant contrôler le flot.
Il dut se résigner, le lendemain, à un second appel au registre des naissances, et user de tout son pouvoir pour qu’un « e » se transforme en un « a ».
C’était le prix de la tranquillité.
La petite Suzanne devint, d’un trait de plume, Suzanna.
Ce fut la seule compromission qu’il accepta jamais. Désormais père, il n’avait plus besoin d’elle.
Une nourrice vint s’immiscer dans l’alcôve, et ôta à Suzanne l’accès à sa progéniture. Cette Marie Louise venue des îles fut un redoutable cerbère, grassement payée par l’époux absent pour la tenir à distance des fillettes. C’était à peine si elle pouvait passer plus d’une heure devant le berceau.
Seule Laure la dévisageait lorsque, Marie Louise sortie, sa mère se penchait vers elle. Suzanna semblait, quant à elle, ignorer sa présence, tétant désespérément son pouce, recroquevillée.
Tout en consacrant un temps infini à ses diverses affaires, Auguste fut dès le premier jour un père comblé. Il aima tant et tant cette chair de sa chair qu’il n’avait de plus grande joie que de rentrer, le vendredi soir, aussi tôt que possible. Donnant son congé à la nourrice jusqu’au dimanche, il passait tous ses vendredis soirs et ses samedis au chevet des petites.
Une ombre, cependant, s’installa, qui prit de plus en plus de place au fur et à mesure des années. S’il était devenu l’astre de la petite Suzanna, qui dès qu’elle l’apercevait s’illuminait d’un radieux sourire, il n’en était point de même pour la seconde, dont les traits s’assombrissaient à son contact.
Je les aime pourtant pareillement, se lamentait-il en tachant de la serrer contre son cœur. Mais il ne réussissait guère qu’à déclencher les cris et les pleurs de la petite, et se désolait jour après jour de ce refus répété, si incompréhensible à ses yeux.


Le retour au pouvoir du Général ne manqua point d’apporter sa pierre à l’édifice Dewitt. Inconnu du grand homme, Auguste s’était rapproché de celui qui devint, dès 1962, le second Premier Ministre de la Vème République. Appelé aux commandes de l’Etat, Georges Pompidou, à peine sorti de la Banque Rothschild, y avait fréquenté l’édile de Guéret, et apprécié à sa juste valeur son entregent. Il lui fut tout naturel d’appeler ce dernier à la table de son gouvernement, et de lui confier le secrétariat d’état de la Fonction Publique.
A compter de là, Auguste devint un personnage d’état, logé comme il se doit dans un très bel hôtel particulier de la rue de Grenelle. Sitôt installé, il y fit venir Suzanna, Laure et Marie Louise – non sans oublier Suzanne.
Ce déménagement hâtif ne constitua point de déchirement pour les petites, seulement âgées de cinq ans. Pour Suzanna la brune, le rapprochement d’avec son père, qu’elle pouvait désormais voir chaque soir, fut une aubaine.
Elles grandirent dans d’immenses salons aux parquets recouverts de tapis, sans jamais avoir à ouvrir la moindre porte par elles mêmes. Et furent à peine en âge de comprendre, lorsqu’en 1969 Georges Pompidou fut élu, qu’elles avaient intégré un monde de privilèges.
Leur mère parvint non sans mal à se faire une petite place dans la prestigieuse scénographie où brillait son époux. Elle se transforma patiemment en une parfaite maîtresse de maison. Devenant ainsi comme un emblème dont les femmes de la génération suivante voulaient absolument se détourner.
Les évènements de Mai furent vécus par les fillettes un peu comme Marie Antoinette avait traversé les premiers mois de la révolution : à l’abri des échaufourés, derrière de lourdes portes d’où l’on ne surprend pas les échos des coups de feu. De ce qui bouillonnait au dehors, leur monde était entièrement préservé. Leurs précepteurs avaient été suffisamment sermonés pour ne pas leur en dire un mot.
Seule Suzanna, à présent adolescente, parvenait parfois à s’échapper. Elle quittait le ministère fort tard, passant parfois devant son père, qui lui demandait :
« Mais où vas tu donc ? 
-        Nulle part, papa. Juste envie de me promener.
-        Fais attention à toi ! »
Il voyait bien qu’elle lui cachait quelque chose. Mais comment lui refuser quoi que ce soit ?
Imperceptiblement, tous sentirent, au fil des mois, l’air de liberté qu’elle ramenait du dehors. Son comportement changea, et sa parole se libéra. Elle fit entrer dans ce mausolée compassé un peu d’air frais, qui devint un tourbillon.

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